Reportage : Château rouge, l’Afrique à Paris

[Réédition] – Ici tout est business, commerce, argent, petites et grosses combines. Qu’on ne s’y méprenne pas. Cette «Afrique » est située à des milliers de kilomètres de l’Afrique. Bienvenue à Château rouge, dans le 18ème arrondissement de Paris, qui abrite le plus grand marché africain de la capitale française. Reportage.
Reportage réalisé par JO
Des boutiques de vente d’ignames, d’aubergines, de piments, de «gnangnan» (gombos), des magasins de pagnes appréciés par les Africaines, du «safou» (prunes) à même le trottoir, des boucheries, des étals de poissons fumés, divers produits exotiques, des restaurants proposant du «ndolè», du poulet braisé, de «l’attiéké», etc. Là, à cet endroit, on trouve tout, du comestible aux vêtements, des petites ventes à la sauvette de ceintures, de montres, de lunettes, de bijoux (contrefaits). A 57 ans, Basile Siagoué est gérant du «Marché de Dabou I» (Dabou, ville ivoirienne à la lisière de la capitale Abidjan) à Château rouge.
En quelques années, il a bâti sa réputation dans le marché africain du quartier Château rouge. Un investissement de 17 000 euros (11,15 millions de F.CFA) a été nécessaire pour asseoir cette réputation. Avec ses lunettes d’intello, son écharpe grise et ses cheveux grisonnants, il assure tranquillement : «Nous importons tout de la Côte d’Ivoire». Tout ? Principalement «l’attiéké» (un genre de semoule à base de manioc), du «placali», des pistaches, du piment, du «gombo sec», de la pâte d’arachide, de gingembre, de la pistache, etc.
98 millions de F.CFA par mois
Chaque semaine par fret aérien, le gérant du «Marché de Dabou» fait venir de Dabou 2 à 2,5 tonnes de produits comestibles. Une importation qui lui coûte mensuellement 150 000 euros (98 250 000 F.CFA). Pour faire face à ces dépenses, il a eu – avec ses associés – l’idée de créer en Côte d’Ivoire une société qui gère une usine dans la ville de Dabou. Là, les salariés sont chargés de sélectionner les meilleurs produits alimentaires comme «l’attiéké, le placali qui sont confiés «à des prépareuses» (sic) en tenant compte des normes européennes en matière d’hygiène.
Malgré le froid, ça bruit de tous côtés, ça marchande ici et là, ça discute des prix au marché de Château rouge…
D’ailleurs, comme le souligne Siagoué, «des contrôleurs de l’Union européenne visitent chaque fois notre usine pour s’assurer que nous sommes aux normes de l’UE». C’est dire que les marchandises du «Marché de Dabou» sont faites sans aucune intervention de produits chimiques; d’où les prix élevés pratiqués dans cette boutique par comparaison aux autres magasins de Château rouge. «C’est normal, nous avons fait le choix de privilégier le rapport qualité/prix», dit le gérant, ajoutant «nous n’obligeons pas les clients à venir chez nous, mais quand ils viennent, ils ont la garantie d’avoir des produits propres, sains, même si c’est cher». Le taux de fréquentation des clients du «Marché de Dabou» n’a pas baissé. En revanche, ils n’achètent que «l’essentiel, alors qu’avant la crise, ils prenaient beaucoup de produits».
Basile Siagoué affirme que la tendance en matière de consommation fait qu’il a juste «une marge bénéficiaire modeste». Et de se plaindre de la police: «Les clients sont harcelés pour les questions de papiers», si bien qu’ils préfèrent éviter le marché… entraînant des manques à gagner. À cela, il faut ajouter «le harcèlement des douanes», dit-il. De fait, les services douaniers «détruisent systématiquement des produits venant d’Afrique. Ils détruisent par exemple les ‘cubes maggi’ consommés par les Africains, pourtant fabriqués par Nestlé pour ne par faire la concurrence aux ‘kub or’ privilégiés par les Français. En plus, ils nous donnent des amendes», se plaint le commerçant. En outre «pour des raisons politiques, la France a interdit l’importation des poissons de Côte d’Ivoire, on est obligés de faire venir le poisson du Sénégal, qui n’est pas forcément pareil» explique Joël, son associé. «Nous n’avons pas d’association pour défendre nos intérêts et c’est ce qui fait notre faiblesse devant les autorités», ajoute Siagoué. Sans compter qu’il faut payer le loyer à 1 800 euros mensuel…
Juste à quelques pas du «Marché de Dabou», se trouve le célèbre «Mini restau» camerounais. «C’est mort, ça ne bouge pas», lance la serveuse pour dépeindre la situation de ce restaurant qui a 37 ans d’existence et qui propose des mets typiquement africains allant du «Ndolè» aux poissons et poulets «braisés», des bières «made in Cameroon» aux spécialités de quelques régions de ce pays. Entre midi et deux, le restaurant n’est fréquenté que par quelques personnes, alors qu’il a une capacité d’une cinquantaine de couverts au moins.
Grogne des commerçants
Malgré le froid, le marché est très fréquenté. Ça bruit de tous côtés, ça marchande ici et là, ça discute des prix, on sélectionne une balle de pagnes commandée pour un mariage… Le gérant d’une boutique de pagnes, un Sénégalais à l’accent bien prononcé, refuse de parler de ses «affaires» et de son commerce. En revanche, ses clientes sont volubiles. Nadia Mitory, une cliente de 24 ans, est avec ses parents pour acheter un pagne «super sosso» à 15 euros l’unité parce que «nous avons un mariage, et les membres de la famille veulent faire authentiques en portant des uniformes. De plus ça ne coûte pas cher» et surtout ça affirme «notre africanité». Paradoxe, ces pagnes sont essentiellement fabriqués aux Pays-Bas !
Tous ces textiles ont un vaste marché en Afrique et pour la diaspora africaine. «Ma clientèle n’est composée quasiment que d’Africaines même si, de temps en temps, j’ai des Blancs qui arrivent», explique dans un français approximatif la tenancière d’ «Asafo Market», une Ghanéenne à la quarantaine entamée. Malgré la crise, affirme-t-elle, son business marche bien et les clients ne se font pas rares, car ils préfèrent «le wax, le super wax et le java», tous de fabrication néerlandaise, ainsi que le bazin (boubou amidonné).
Entre deux phrases en langue locale à ses amies ghanéennes, elle consent à nous dire : «Les Africains n’aiment pas les pagnes fabriqués en Chine qui ne sont absolument pas de bonne qualité, elles préfèrent les ‘hollandais’». Et depuis plusieurs décennies, les Pays-Bas ont la mainmise sur le marché des pagnes en Afrique. «C’est pourquoi je ne peux que vendre en France et en Europe, car les pagnes qui vont des usines hollandaises en Afrique ne sont pas soumis à la TVA». Elle dénonce le laxisme de la police, car à cause de la peur, elle est obligée de fermer son magasin à 18h au lieu de 20h.
«En début d’après-midi, la devanture de ma boutique est prise d’assaut» par des vendeurs à la sauvette, des voyous, et des badauds. Tout ceci effraie les clients potentiels, occasionne «des bagarres» et la mairie est impuissante. Pourtant un temps, il a été envisagé de déménager le marché de Château rouge vers un autre endroit. Mais « les élus du 18ème s’y sont opposés fermement parce que le marché rapporte gros à la commune notamment avec les taxes prélevées», révèle Basile Siagoué.
D’ailleurs la trentenaire Béatrice Niangne, co-gérante du «Marché de Dabou», va dans ce sens en soutenant que vu l’affluence des clients qui viennent des banlieues et des villes de France pour s’approvisionner à Château rouge, il est envisagé à court terme d’ouvrir une autre boutique de la même enseigne à Toulouse. Dans la rue Marcadet, devant les différents magasins et les boutiques de produits exotiques, un autre groupe de vendeuses. Alignées des deux côtés du trottoir, ces dames – d’un certain âge – vendent un peu de tout.
Des babioles pour ce qui est vestimentaire (jeans, tricots, T-Shirts) et quelques maigres produits comestibles comme le maïs bouilli ou grillé, et surtout le «safou», une prune qui vient de l’Afrique centrale. Les propriétaires de boutiques se plaignent de ces vendeuses, elles ne sont pas non plus bien vues par la police qui leur mène une forme de «guérilla urbaine». Car en France, il est, en effet, interdit de vendre à la sauvette et sur le trottoir. «Il faut qu’on mange aussi, il faut qu’on nourrisse nos enfants, c’est pourquoi nous vendons – à notre âge – ici. Mais la police nous dérange. Elle détruit nos marchandises saisies et nous donne des amendes. Je suis actuellement à 2 360 euros d’amende», déplore Marguerite (58 ans) qui a derrière elle deux ans de vente sur le trottoir.
Pour cette porte-parole des «vendeuses sur le trottoir», «nos produits rentrent légalement à l’aéroport et ici on nous interdit de vendre. Ça ne nous rapporte pas grand’chose ce que nous vendons, mais au moins ça permet d’acheter quelques condiments pour faire de la nourriture». Marguerite est en colère et elle affirme qu’on «ne va pas aller voler ou nous prostituer. Mais la police ne comprend pas cela», dit-elle, «elle nous pourchasse comme des poussins». Sa voisine d’à côté, vendeuse de vêtements, affirme gagner «100 à 150 euros par jour» avec «ses» produits. Ces habits (jeans) et autres, elle se les procure en banlieue et dans les usines centers avec en moyenne un investissement de 400 euros (262 000 de F.CFA) par semaine, soit 1 600 euros par mois (1,05 million de F.CFA).
Mais il lui arrive de perdre tout ceci lorsque les policiers (en civil ou en tenue) procèdent à des descentes et à des saisies. Dans ce cas, elle connaît le cycle par cœur : 400 euros de perte, une interpellation au commissariat suivie d’une contravention. Pour parer à toute éventualité, elle diversifie ses ventes. «Je vends des vêtements, mais je peux vendre des safous, ou autre chose…».
Sans terminer sa phrase, elle détourne le regard, car une cliente approche. C’est plus rentable pour elle que de répondre aux questions de journalistes qu’elle soupçonne munis de caméra cachée. «C’est quelle taille votre jean ?», «10» répond la vendeuse. La cliente ne dit mot et poursuit son chemin. «C’est comme ça à ici», au petit bonheur la chance.
C’est que la plupart de ces quinquagénaires n’ont aucun moyen, même si elles affirment avoir demandé en vain à la mairie un espace aménagé dans le marché pour vendre leur menu fretin. Chez «France Rama», spécialisé depuis 1984 dans la vente de produits afro-antillais la gérante, une Asiatique prénommée Sipaseuta (29 ans), semble – de guerre lasse – accepter devant son magasin ces vendeuses à la sauvette. Même si elle admet que leur présence pose le problème de la sécurité et de la propreté. Pour elle, il serait faux de dire que ces vendeuses ne sont guère organisées. «Des camionnettes viennent chaque fois décharger des marchandises et les ravitailler». Elle pense même que cela «fonctionne sous forme de dépôt vente».
Une concurrence rampante
Bien que refusant poliment d’indiquer le chiffre d’affaires de son magasin, elle consent toutefois à assurer que le taux de fréquentation de ses clientes n’a pas varié. Sauf que «les clientes préfèrent acheter les produits désormais en grosse quantité pour tenir le mois, c’est-à-dire que le client prendra un sac de riz de 25 kg au lieu de prendre celui de 15 kg deux fois dans le mois». En fait, la crise a instauré de nouveaux comportements chez la clientèle.
Château rouge est devenu le quartier de «commerce» et «d’achat» des Africains, tout comme Belleville «appartient» aux Chinois et Barbès aux Arabes.
Finies les courses au marché tous les week-ends, désormais, elles se feront tous les mois, assure Sipaseuta. Pour contourner la crise chez «France Rama», on a misé sur le volume de trois boutiques pour faire de la marge bénéficiaire. Sipaseuta s’approvisionne au grand marché de Rungis, chez des partenaires d’Amérique latine et d’Asie, elle achète en gros chez des importateurs africains basés au marché de Château rouge. «France Rama» peut donc vendre ses produits légèrement moins chers que les commerçants africains.
Conséquence, les boutiques asiatiques sont plus courues, entraînant du coup une concurrence «sournoise» entre commerçants africains et asiatiques. «Une concurrence, certes, mais pas violente», estime Sipaseuta. Chez les vendeuses à la sauvette, «sur le trottoir, il règne entre nous une jalousie permanente». Pas facile de faire des affaires dans ces conditions. À côté de ce train-train quotidien, presque tous les commerçants sont unanimes sur un point : «Il y a des contrôles injustifiés, une pression forte de la mairie et de la préfecture», explique Sipaseuta, déplorant – au passage – le manque d’association pour défendre leurs activités, alors qu’ils paient la taxe professionnelle.
ENCADRE
A l’origine de Château rouge
Le quartier de Château rouge tient probablement son nom d’une bâtisse haute d’un étage avec comble en attique, qui fut célèbre à la fin du XIXème siècle. La brique, le matériau qui la compose en majorité, a très probablement inspiré son nom. Ce pavillon survit à l’ouverture des rues Poulet, Custine, Myrha et du Château rouge (devenue rue de Clignancourt). Il connaît une deuxième vie en devenant en 1845 le «Nouveau Tivoli, bal du Château Rouge». Lieu de loisirs à succès, on s’y réunit aussi pour penser la société du futur : en 1847, le premier banquet réformiste y est organisé. C’est le prélude à la Révolution de 1848. Le succès du bal perdure une vingtaine d’années, puis décline jusqu’à la vente de l’établissement et sa démolition dans le courant des années 1880.Le quartier dit “Château rouge” correspond aux rues adjacentes au marché Dejean qui se tient six jours sur sept sur une portion de la rue des Poissonniers.
Comme partout dans Paris, la pression immobilière est forte et le profil sociologique des habitants du quartier est beaucoup moins «exotique» que les commerces et la clientèle qui les fréquentent. Bâtiments insalubres, hôtels ou anciens garages disparaissent au profit de juteuses opérations immobilières.