Un fleuve (Sénégal) en partage

Unis depuis plus de 40 ans au sein de l’organisation transfrontalière OMVS, la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal offrent, en valorisant le fleuve Sénégal, un modèle de coopération multiforme au service d’une intégration régionale.
Le fl euve Sénégal leader de la paix bleue. En tête du classement mondial de Strategic Foresight Group, un think-tank global basé à Mumbai en Inde, l’Organisation pour la mise en valeur du fl euve Sénégal (OMVS) est ainsi saluée comme modèle de coopération transfrontalière dans le domaine de l’eau. Établi sur la base de critères scientifi ques, le rapport mondial sur le Quotient de la coopération en ressources en eaux transfrontalières classe également l’OMVS au premier rang des organismes de bassins dans le monde ; une étude comparée de 84 organismes de gestion des eaux transfrontalières impliquant 205 bassins fl uviaux que se partagent 148 pays de la planète.
Cette haute performance est synonyme de faible risque de conflit entre les pays riverains du bassin du fl euve Sénégal. Vecteur de synergie entre l’eau et la paix, l’organisation a permis aux quatre États membres de nouer des relations solidaires pour la gestion commune des ressources en eau d’un bassin peuplée de quelque 4 millions de personnes, dont près de 85 % vivent à proximité du fl euve. Deuxième plus long fl euve d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal traverse sur 1 800 km la Guinée, le Mali, le Sénégal et la Mauritanie. Il prend sa source dans le massif du Fouta Djallon, en Guinée. Ce « château d’eau » de l’Afrique occidentale se divise en plusieurs bras formant des îles – sur l’une d’elles est bâtie la ville de Saint-Louis – avant de se jeter dans l’océan Atlantique.
Dans un contexte où l’impact du changement climatique et la raréfaction des ressources en eau engendrent de nombreux conflits entre pays limitrophes, l’OMVS a montré que des relations solidaires entre pays frontaliers sont possibles.
Le bassin du fleuve, marqué par un climat subsaharien désertique, a été fortement affecté par des périodes de sécheresses, parfois longues, dans les années 1970. Dans ce contexte, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal créent en 1972 l’OMVS, dont l’enjeu est d’enga-ger un cadre de coopération régionale et concertée du bassin du fl euve et de rele- ver le défi de la mutualisation d’une for- midable ressource commune : les eaux du fleuve Sénégal. La Guinée rejoint l’organisation en mars 2006.
Gestion commune des ressources
Avec une pluviométrie en baisse de 20 % à 40 % pendant près de trois décennies, le débit du fleuve a baissé d’autant. Dès le départ, pour faire face aux défis de la sécurité alimentaire et améliorer la production agricole et pastorale, les États membres ont mis l’accent sur la mise en oeuvre urgente d’un vaste programme d’irrigation des terres assortie d’aménagements hydro- agricoles sur les bassins-versants du grand fl euve au Sénégal et en Mauritanie. Adoptée en mai 2002, la charte des eaux du fl euve Sénégal fi xe les règles concertées de la mutualisation des ressources en eau. Le partage n’est pas établi en fonc- tion des États, mais au regard des priori- tés en termes d’utilisations (agriculture, élevage, énergie hydroélectrique…). Depuis 2011, l’OMVS s’est dotée d’un Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux, qui définit la vision de l’organisation à l’horizon 2025, et est considéré comme un modèle de gestion partagée de l’eau. La mise en eau des premiers barrages dans les années 1986-1988 a per-mis de rendre disponibles et pérennes les eaux de surface dans tout le bassin fluvial.
Aujourd’hui, l’irrigation est le moteur du développement dans le bassin, notamment dans la vallée et le delta, grâce à une meilleure maîtrise de la technologie, mais aussi à une diversi-fi cation des productions (riz, oignons, tomates, pomme de terre, patates douces). Environ 100 000 hectares sont actuellement aménagés, en deçà des pré- visions qui devaient permettre d’irriguer 375 000 hectares de terres. Tamsir Ndiaye précise que le barrage de Diama, dont il dirige la société d’exploitation (Soged), et celui de Manantali sur le Bafing (un affluent du Sénégal), constituent « un système global, ils sont indissociables l’un de l’autre ». Diama, ouvrage anti-sel situé à l’aval du fleuve, a pour fonction d’arrêter la langue salée à l’entrée de Saint-Louis afin que l’eau de mer ne se mélange pas à l’eau du fleuve. Avant l’ouverture du barrage en 1986, l’eau de mer remontait jusqu’à Podor pendant la saison sèche. Et quand la sai- son des pluies était mauvaise, le fl euve était asséché. Le barrage de Manan-tali, avec une retenue de 11 milliards m3, permet de réguler et d’assurer un débit constant toute l’année. « Si le barrage de Diama n’avait pas été construit, nous aurions eu un impact négatif sur la production d’énergie de Manantali. »
Le barrage de Diama alimente en eau potable Nouakchott et Dakar, via le lac de Guiers. Il assure « une fonction straté-gique et sociale, vitale ». Fruits de la réalisation de Diama, les deux parcs naturels, Djoudj au Sénégal et Diawling en Mauritanie, abritent des réserves ornithologiques exceptionnelles et contribuent, outre leur importance économique, à la préservation de la biodiversité en Afrique de l’Ouest.
Néanmoins, le site nécessite d’être réhabilité, notamment les digues qui parcourent 75 km sur la rive droite et la rive gauche jusqu’à Rosso en Mauritanie; l’ouvrage permet d’emmagasiner jusqu’à 500 millions m3 en réservoir permanent, renouvelé en continu. Le projet de réhabilitation est estimé à 5 milliards de F.CFA, mobilisés aujourd’hui dans le cadre du Programme de gestion intégrée des ressources en eau (PGIRE 2) financé par la Banque mondiale. Dans l’urgence, la Soged a engagé les travaux de réhabilitation de l’ouvrage métallique et a investi environ 400 millions de F.CFA sur fonds propres pour des travaux d’endiguements. Mais les travaux nécessaires pour pallier la dégradation du dispositif électro-mécanique et faire face à des risques plus importants se font attendre, faute de financements. « Des démarches auprès des bailleurs de fonds sont en cours », confirme Tamsir Ndiaye.
Un fort potentiel hydroélectrique
La gestion de l’eau à l’OMVS s’organise autour de la commission permanente de l’eau qui réunit dans un cadre concerté des experts de chaque pays et les trois sociétés de patrimoine de l’organisation, en fonction des besoins ; du petit paysan à l’agrobusiness, domaine le plus consommateur, il faut satisfaire tous les besoins.
Le bassin du fleuve Sénégal représente un potentiel hydroélectrique considérable, estimé à plus de 2 000 MW, dans un contexte où tous les États membres de l’OMVS demeurent confrontés, avec plus ou moins d’acuité, à une crise énergétique. Délestages et absence d’électricité demeurent le quotidien des populations. Un enjeu stratégique pour les quatre pays, qui au prix d’une coopération intelligente, ont lancé en 1983 le complexe hydroélectrique de Manantali, un patrimoine commun concret qui alimente le Sénégal, la Mauritanie et le Mali. Fer de lance d’une politique énergétique commune pour les cinq prochaines années, la construction de trois barrages hydroélectriques permettra la production de 700 MW et la réhabilitation du réseau interconnecté sur 3 500 km. Après la centrale hydroélectrique de Felou, fonctionnelle depuis 2013, de nouveaux ouvrages sont en prévision, notamment en Guinée, source de 75 % des eaux du fleuve, qui attend avec impatience ces infrastructures. Mamadou Diaby, coordonnateur de la cellule nationale OMVS, précise : « Les enjeux de l’eau en Guinée sont principalement liés à l’hydroélectricité. Pour le barrage de Koukoutamba sur le Bafing, un affluent du Sénégal, le projet en est à la recherche de financements. D’autres ouvrages devraient voir le jour : Boureya et Ballassa. Une trentaine de sites de microcentrales ont été identifiés pour étendre le maillage du réseau». Si la construction de barrages bénéficie à l’ensemble du bassin, elle s’est traduite par la dégradation des écosystèmes de la vallée du fleuve. D’où la prolifération de maladies hydriques et le déplacement des populations.
L’apport des Pays-Bas
La prévention des risques sanitaires face au développement de la bilharziose en zones humides, par exemple, constitue un volet longtemps sous-évalué de ces aménagements. Ce retard a posé des problèmes de santé publique dans certaines régions jusque-là épargnées, justifiant la mise en oeuvre d’actions de prévention et de soins renforcées.
Dans un contexte où les chefs d’État apparaissent plus sensibles aux questions environnementales, le PGIRE 2, négocié sur la base d’un financement de 240 millions $, vise à apporter une réponse à la lutte contre les maladies, notamment le paludisme.
Autre volet de cette coopération internationale : les relations avec les Pays-Bas. En recherche constante d’innovations pour une utilisation durable de l’eau, le pays des polders exporte son savoir-faire. Après avoir engagé des projets bilatéraux, la coopération s’est matérialisée depuis 2006 par un trust fund dont la troisième phase est en cours.
Pour Joséphine Frantzen, premier conseiller à l’ambassade des Pays-Bas à Dakar, « l’OMVS est une organisation transnationale qui fonctionne. C’est un pari de coopération entre quatre pays qui réussit ». Le soutien de la Hollande est principalement axé sur la gestion de l’eau et du bassin, « dans une logique de développement durable et environnementale ». Le financement d’environ 12 millions d’euros sur la période 2014 à 2018, est attribué en partenariat avec la Banque mondiale, en charge de la mise en oeuvre du projet. « Nous intervenons principalement dans le domaine de l’amélioration de l’accès à l’eau potable pour les populations, le curage des axes hydrauliques et la lutte contre les végétaux aquatiques envahissants (typha) dans la basse vallée et le delta. » Le nettoyage des axes hydrauliques a permis de relancer les cultures irriguées dans un contexte sanitaire amélioré.
Le pari du transport fluvial
La pêche a pu reprendre et la qualité de l’eau, surtout de l’eau potable, s’est améliorée de manière substantielle. « La gouvernance et les aspects institutionnels font également l’objet de nos échanges, notamment l’amélioration des systèmes de gestion, des cadres de concertation entre les différents acteurs sur le terrain, que ce soient les collectivités locales où les responsables de la gestion des eaux. L’OMVS montre que l’eau peut être un facteur de coopération et non de conflit », conclut Joséphine Frantzen.
Dans le domaine de la navigabilité et du transport, vecteur essentiel de l’intégration régionale, le Système intégré de transport multimodal (Sytram) ambitionne de faire du fleuve Sénégal un facteur d’union transfrontalière, offrant par exemple un accès à la mer au Mali. Un vaste projet qui implique le dragage du fleuve sur 900 km et la construction d’un chantier naval à Rosso, susceptible d’accueillir 200 à 300 bateaux. Afi n de s’inscrire dans une dimension multimodale, le projet intègre un aménagement routier, qui devrait permettre de prolonger les escales portuaires à travers le transit, ainsi qu’un port terminus à Ambidédi à 40 km de Kayes. Sont également prévues des escales portuaires le long du fleuve à Rosso et à Kaédi, en Mauritanie, Podor et Bakel, au Sénégal, ainsi qu’à Saint-Louis. Si deux navires cargos acquis par l’OMVS et mis en location-vente auprès de la Compagnie régionale de navigation sont actuellement disponibles, seul le bateau Bou El Mogdad, de la Compagnie du fl euve Sénégal, à vocation principalement touristique, circule aujourd’hui sur le fleuve.
Certes, face au challenge de la navigation fluviale, le programme est pertinent et soutenu par les fonds arabes et la Banque mondiale, pressentie pour financer les études. Les échéances pour la concrétisa- tion de la navigation restent toutefois lointaines avec un démarrage de la navigation saisonnière envisagé pour 2025. Dans un contexte où l’impact du changement climatique et la raréfaction des ressources en eau engendrent de nombreux conflits entre pays limi-trophes, l’OMVS a montré que les rela-tions solidaires entre pays frontaliers sont possibles. Reste à consolider ces acquis et à poursuivre une coopération active et fructueuse à l’avenir. Seule entité africaine ayant mis en commun le partage équitable du patrimoine de l’eau, ses enseignements pourraient être utiles pour d’autres cours d’eau en Afrique.