Tunisie: sortir l’économie du purgatoire
Tunisie. Un projet de loi censé solder les dérives économiques et financières sous l’ancien régime divise les Tunisiens. La réconciliation reste difficile…
Le projet de loi relatif à la réconciliation économique et fiscale vise à réhabiliter des hauts fonctionnaires et des hommes d’affaires liés à l’ancien régime, en contrepartie de la reconnaissance des malversations commises et de la réparation des préjudices financiers causés à l’État. Le texte, souhaité par le président de la République Béji Caïd Essebsi, soulève différentes interrogations et suscite l’hostilité des formations de l’opposition et d’une partie de la société civile.
Pour ceux qui y sont favorables, la loi va permettre de récupérer des sommes importantes, qui alimenteraient la Caisse de dépôts et consignations (CDC) et financeraient des projets de développement dans les zones dites défavorisées (Nord-Ouest, Centre et Sud). Elle va aussi accélérer le processus de justice transitionnelle dans son volet économique et financier, libérer des centaines de hauts fonctionnaires de l’État et quelques centaines d’hommes d’affaires, aujourd’hui hantés par les poursuites judiciaires dont ils font l’objet depuis 2011. Ce faisant, le gouvernement souhaite améliorer le climat des affaires et aider à la relance de l’investissement.
Cependant, pour ceux qui y sont opposés, ce projet de loi vise à contourner le processus de justice transitionnelle, censé être l’apanage de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), à amnistier les symboles de l’ancien régime et à remettre en selle ceux qui ont contribué au pillage des richesses du pays en complicité avec le clan de l’ex-président Ben Ali.
Il reste, bien sûr, à déterminer les parties qui seront éligibles à ce processus de réconciliation. Les membres du clan Ben Ali, dont les biens et avoirs sont gérés par la Commission de confiscation, ne peuvent pas en bénéficier. Ces actifs – déjà confisqués ou faisant l’objet de procédures de confiscation auprès des tribunaux, à l’intérieur et à l’étranger – ont vocation à être cédés au privé. Une étude récente de la Banque mondiale estime la valeur des entreprises ayant appartenu aux ex-membres du clan Ben Ali à près de 20 % de l’ensemble du secteur privé tunisien.
Libérer l’administration publique
Le projet de loi va d’abord bénéficier aux hauts serviteurs de l’État, aux anciens ministres, aux dirigeants des services publics, etc., qui ont été mêlés, de près ou de loin, aux malversations administratives commises sous l’ancien régime.
Seront éligibles à cette procédure plusieurs centaines de hauts cadres et fonctionnaires qui font l’objet de poursuites judiciaires pour avoir apposé leur signature au bas de documents officiels ayant accordé des passe-droits ou siégé dans des commissions ayant attribué des privilèges non dus à des membres du clan Ben Ali.
Pour justifier sa proposition d’amnistier ces hauts cadres, le président Béji Caïd Essebsi explique qu’elle s’adresse à la crème de l’administration tunisienne, énarques et commis de l’État diplômés des grandes écoles, ingénieurs, économistes et planificateurs de grande expérience, qui sont aujourd’hui démotivés et paralysés, au moment où le pays a le plus besoin de leur contribution pour sortir de la crise.
Selon le projet de loi, ces derniers peuvent bénéficier de l’abandon des poursuites judiciaires dont ils font l’objet, à condition d’en faire eux-mêmes la demande et que la commission chargée d’examiner leurs demandes parvienne à la conviction qu’ils n’ont pas tiré de bénéfices personnels des opérations qui leur sont reprochées.
Les bénéficiaires
Dans le cas contraire, ils seraient tenus de rembourser les montants qu’ils auraient tirés à titre personnel de ces opérations. Charge à une commission d’évaluer le préjudice causé à l’État et d’estimer le montant des dommages à payer, assortis d’une majoration de 5 % par an, depuis la date des faits reprochés.
Pour souligner l’utilité du texte, ses défenseurs évoquent la gravité de la crise économique que traverse le pays et la profondeur des déficits qui frappent les finances publiques et la balance des paiements ; ils font valoir la possibilité pour l’État de récupérer des montants substantiels, estimés entre 2 et 10 milliards de dinars – on appréciera la précision ! – et la possibilité de renouer avec un climat des affaires incitatif.
Hachemi Alaya, président du think-tank Tema, préfère, de son côté, ne pas aborder la question sur le plan économique : « Comment peut-on moraliser quelque chose d’immoral ? Comment accepter que de l’argent sale soit injecté dans l’économie ? », s’interroge-t-il.
« J’aurais souhaité que ces éminents experts s’activent à argumenter leur dossier par une étude d’impact sérieuse de l’amnistie économique et du déversement du flux d’argent récupéré, sur, à la fois, les fondamentaux de l’économie nationale, les indicateurs des Finances publiques ainsi que les attentes populaires pour les doléances sociales », regrette Mohamed Chawki Abid, ingénieur économiste, qui déplore qu’« aucun cadrage du périmètre des bénéficiaires de l’amnistie n’a été effectué », et qu’« aucune étude d’impact sérieuse n’ait été produite pour apprécier l’opportunité financière et économique du projet ».
Le plus petit dénominateur commun
Selon l’économiste, les bénéficiaires du projet de loi sont – outre les commis de l’État et les hauts responsables ayant facilité le déroulement de transactions irrégulières – les investisseurs dans le secteur des hydrocar- bures (titulaires de concessions ou de permis de recherche) qui ont profité du pouvoir et de l’influence de l’ancien dictateur ; les adjudica- taires d’opérations de privatisation d’entre-prises publiques (distribution, cimenteries, industries mécaniques et métallurgiques…) et de licences d’exploitation téléphonique et de services Internet ; les entrepreneurs ayant remporté des marchés publics dans des conditions douteuses ou bénéficié d’auto-risations irrégulières ; les sociétés de services et les personnes physiques ayant collaboré avec l’ancien régime en contrepartie de privi-lèges illégitimes (médias, cabinets de conseil, avocats, juges…) ; les affairistes ayant des sociétés écrans domiciliées dans des paradis fiscaux, qui ont procédé à des facturations fictives, bénéficié d’abandon (partiel ou total) de dettes bancaires ou fiscales, profité d’une générosité douanière dans le cadre d’impor-tations illicites ou commis des infractions au Code des changes dans le cadre d’opérations de fuite de capitaux ou diverses autres malver-sations économiques : évasion fiscale, fraude douanière, détournement de fonds publics, trafic de devises, blanchiment d’argent, contrebande, pillage de richesses naturelles, prédation de biens publics, orientation d’ap-pel d’offres, opacité dans les transactions, favoritisme, interventionnisme, corruption et abus de toutes natures.
Les personnes concernées seraient quelques centaines, voire près d’un millier. Le projet continue certes de diviser les Tunisiens et les positions paraissent irréconciliables, si l’on en juge par la tonalité parfois violente du débat. Reste que les Tunisiens sont, historiquement et culturellement, toujours portés sur le dialogue et la recherche du consensus sur la base du plus petit dénominateur commun. Aussi ne tarde-ront-ils pas, probablement, à s’entendre sur l’essentiel pour faire avancer la transition démo-cratique en cours, d’autant que celle-ci souffre d’un handicap majeur : les acquis politiques réalisés risquent d’être remis en cause par une grave crise économique et sociale qui touche toutes les couches de la population. Aussi, et même s’il continue d’alimenter les polémiques, le projet de loi ne tardera pas à être adopté par une confortable majorité, non sans avoir été amendé sur un certain nombre de points présentant des ambiguïtés ou ouvrant la voie à de potentielles dérives. Les amendements qui y seront apportés permettront à toutes les parties, même celles qui lui sont aujourd’hui hostiles, de se mettre d’accord sur une version garantissant un meilleur contrôle institutionnel et démocratique du processus de réconciliation économique et fiscale. D’ailleurs, le terme réconciliation (« mous- salaha » en arabe), qui a une connotation fortement politique, ne va pas tarder à être remplacé par celui, à connotation économique et juridique, de règlement de litiges (« solh »). L’objectif étant, on l’a compris, de dépolitiser au maximum le processus et de le placer dans un cadre d’arbitrage financier, qui permettra à un certain nombre d’hommes d’affaires de s’ac-quitter de leurs dettes envers l’État, et à celui-ci de récupérer des montants dont il a besoin pour rééquilibrer les finances publiques.