Tunisie : Al-Karama privatise les biens de l’État
La holding al-Karama est en charge de la cession des parts de l’État dans les sociétés confisquées après la révolution. Les privatisations s’accélèrent sous l’impulsion du nouveau PDG, Adel Grar. Pourtant, les difficultés logistiques et politiques freinent cette libéralisation.
Tunis, Mathieu Galtier
Récupérer 400 millions de dinars (137,3 millions d’euros) d’ici le 31 décembre 2017. Tel est l’objectif auquel s’est astreint Adel Grar, le directeur général de al-Karama Holding, qui doit procéder aux cessions des parts de l’État dans les biens confisqués à la suite de la révolution de 2011. Un pari audacieux : 400 millions de dinars, c’est 0,4 % du PIB 2016 et c’est aussi le montant des pertes estimées par le gouvernement en mai après l’arrêt de la production d’hydrocarbure dans la région de Tataouine. Surtout, al-Karama Holding, sous la tutelle du ministère des Finances, n’a jusqu’ici vendu que neuf sociétés (lire encadré) pour un montant de 1,42 milliard de dinars (487,5 millions d’euros). Une goutte d’eau si on considère que, d’après un rapport de la Banque mondiale de 2014, les sociétés aux mains du clan Ben Ali-Trabelsi s’appropriaient plus de 20 % des bénéfices du secteur privé.
Adel Grar a donc décrété le branle-bas de combat. Une liste de 18 sociétés à vendre sur les 64 qu’elle gère a été arrêtée début juin, en vue de leur privatisation d’ici à la fin de l’année. Le dirigeant, qui a pris ses fonctions en février 2017, sait pertinemment que toutes les transactions ne seront pas achevées au 31 décembre mais il veut provoquer un électrochoc. Quand il était président de l’Association des intermédiaires en Bourse (AIB), Adel Grar n’avait cessé de critiquer l’apathie de la holding. Mais c’est incontestablement la pression des bailleurs de fonds internationaux, pour qui l’accélération du désengagement de l’État dans la sphère économique est un préalable non négociable, qui a le plus pesé. D’ailleurs, le 12 juin, quelques jours après l’annonce de cette liste, le FMI autorisait le déblocage de la deuxième tranche du crédit accordé à la Tunisie pour un montant de 314,4 millions de dollars.
Dans les faits, Adel Grar table sur la cession d’une grosse dizaine de sociétés d’ici à fin 2017, dont trois ou quatre seraient susceptibles d’être cotées. Dans cette liste figure quelques joyaux comme la banque islamique Zitouna ou encore les concessionnaires automobiles de Ford et Hyundai. La holding doit faire face à des procédures strictes et longues mais qui sont garantes de « Performance, transparence, exemplarité, concurrence et rendement dans les affaires », la devise de al-Karama. Elle ne s’occupe que d’une fraction des sociétés confisquées. En 2016, le ministère des Finances avait estimé que seules 244 sociétés (dont les neuf déjà cédées) pouvaient être vendues, les autres n’étant que des coquilles vides ou dans lesquelles l’État n’avait pas de participations significatives. Les 64 sociétés gérées par al-Karama opèrent dans de nombreux secteurs d’activité : automobile, industrie, télécommunications, finance, agriculture, éducation, etc.
Une fraction des sociétés privatisables
Les 184 autres sont aux mains des administrateurs judiciaires dans l’attente de compléter leurs dossiers. « Certaines entreprises n’ont pas publié de bilan financier depuis 2009, d’autres n’ont pas déclaré leurs impôts depuis des années », précise Adel Grar. Ces sociétés « nationalisées » au sortir de la révolution étaient les parangons d’une économie tournée vers le seul profit des proches de l’ancien régime. « Ces entreprises usaient de passe-droits (crédits bancaires sans garantie, refus de s’acquitter des impôts et des taxes, etc.) qui leur ont permis d’optimiser leurs performances de manière artificielle », expliquait en juin l’économiste Mohamed Mestiri.
Un comité de présélection, composé de représentants de al-Karama, du ministère des Finances, des instances de régulations concernées – télécommunication s’il s’agit d’une société de télé phonie, par exemple – et des partenaires techniques, auscultent les potentiels investisseurs, encore officieux à ce stade, pour être certains qu’il ne s’agit pas de potentiel cheval de Troie « placé par l’ancienne famille pour revenir », glisse Adel Grar. Ensuite, al-Karama lance un appel d’offres pour sélectionner le cabinet conseil qui sera en charge de réaliser un audit complet de la société, de définir sa valeur de cession, etc. Enfin, un nouvel appel d’offres est publié, cette fois à destination des potentiels acheteurs. C’est la Commission nationale de gestion d’avoirs et des fonds objets de confiscation ou de récupération en faveur de l’État, créée par décret en 2011, qui valide définitivement la cession.
« Les mandataires ne savent pas gérer une entreprise »
La principale tâche de al-Karama est donc d’amener l’entreprise à clarifier sa situation financière, à la remettre sur les rails de la bonne gouvernance économique et à la toiletter au mieux pour la vendre au meilleur prix.
Plus le temps passe, plus le travail devient ardu. Car avant de passer entre les mains de al-Karama, les entités économiques sont gérées par des mandataires judiciaires dont l’objectif est avant tout légal – payer les fournisseurs, les salariés, etc. – et non économique. « Les mandataires ne savent pas et ne veulent pas gérer une entreprise économique », lâche, lapidaire, Adel Grar. Cette inertie dans la stratégie économique entraîne une perte sèche de la valeur de l’entreprise. En février 2016, Radhi Meddeb démissionne avec fracas de la présidence du conseil d’administration de Carthage Cement car, entre autres griefs, la société « a été gérée de manière administrative. Or, une entreprise industrielle ne peut pas souffrir un tel mode de gestion ».
Parmi les 18 sociétés à venir, la vente de certaines marques risque d’être plus délicate. La future identité des repreneurs d’entreprises médiatiques (Shems FM, groupe de presse As-Sabah, etc.) sera examinée avec attention par la société civile pour qu’elles ne tombent pas dans l’escarcelle de grands groupes, afin d’éviter une trop grande concentration. Carthage Cement ne devrait pas échapper à un poids lourd mondial, les rumeurs persistantes donnent le mastodonte allemand HeidelbergCement favori, ce qui fait grincer des dents les partisans d’une présence forte de l’État sur le marché stratégique de la cimenterie. La récente vente de l’établissement d’enseignement supérieur privé International School of Carthage à un consortium où figure le groupe marocain Holged n’a pas été bien perçue : « Le Premier ministre, Youssef Chahed, s’est déplacé en Afrique [en avril 2017] pour vanter le système éducatif tunisien. Il a même visité la filiale de l’université Montplaisir à Bamako. Et, dans le même temps, on laisse le Maroc venir chez nous. C’est incompréhensible », se plaint un haut fonctionnaire de l’Éducation. Face à ces critiques, Adel Grar est formel : « Les livres d’histoire nous prouvent que l’État n’a pas à être présent dans les secteurs concurrentiels et que la privatisation est la règle. »
ENCADRES
Liste des sociétés à vendre
69,15 % Banque Zitouna (finance) phase de choix du cabinet conseil
10 % Ooredoo Tunisie (télécommunications) en préparation
50 % Alpha International (automobiles) en préparation
80 % Alpha Ford (automobiles) en préparation
75 % Alpha Hyundai (automobiles) en préparation
50 % Alpha Bus Tunisie (automobiles) en préparation
51 % Jet Multimedia (télécommunications) phase de choix du cabinet conseil
99,9 % STPA Zitouna II (agriculture) phase d’appel d’offres
99,9 % SDA Zitouna I (agriculture) phase d’appel d’offres
50 % La Ceramic (industrie) travaux du cabinet conseil en cours
79,6 % Dar Essabah (médias) travaux du cabinet conseil en cours
89 % STTG (hôtellerie) travaux du cabinet conseil en cours
100 % SPTP (tourisme) phase de choix du cabinet conseil
50 % Newrest Catering (industrie) travaux du cabinet conseil en cours
99,9 % Plastec Technologie (industrie) phase d’appel d’offres
42 % Carthage Cement (industrie) travaux du cabinet conseil en cours
70 % Shems FM (médias) travaux du cabinet conseil en cours
36 % Laboratoires Adwya (pharmacie) phase de choix du cabinet conseil
Liste des sociétés déjà vendues
60 % Ennakl Automobiles (Volkswagen) ; montant de la vente : 213 millions de dinars (73,1 millions d’euros) ; bénéficiaire : consortium Poulina Holding et Groupe Amen
66,7 % City Cars (Kia Motors) ; 114 millions de dinars (39,1 millions d’euros) au consortium Bouchamaoui Holding et groupe Chabchoub
66 % Stafim (Peugeot) ; 165 millions de dinars (56,6 millions d’euros) au groupe Khechine
100 % Ennakl Véhicules Industriels (Renault Trucks) ; 43 millions de dinars (14,8 millions d’euros) au groupe Loukil
100 % Car Pro (Suzuki) ; 35,341 millions de dinars (12,1 millions d’euros) au groupe Chaïbi
15 % Tunisiana Telecom (devenu Ooredoo Tunisie) ; 558,2 millions de dinars (191,5 millions d’euros) au qatari Ooredoo Group
13 % de Banque de Tunisie ; 217,5 millions de dinars (74,7 millions d’euros) à la Banque fédérative du Crédit Mutuel
100 % International School of Carthage ; 66,66 millions de dinars (22,9 millions d’euros) au consortium Meninx Holding, SPE Capital Partners (deux fonds d’investissement) et au marocain Holged, spécialisé dans l’enseignement privé.
33 % Tunisie Sucre ; 9,9 millions de dinars (3,4 millions d’euros) à l’investisseur libyen Salem Nouri Smida.