Tchad : Succès Masra, de la BAD à la politique
Le jeune Tchadien Succès Masra (34 ans) a quitté ses fonctions d’économiste principal à la Banque africaine de développement pour fonder un nouveau mouvement, les Transformateurs. Il entend refonder la politique de son pays.
N’Djaména, Geoffroy Touroumbaye
Fin avril 2018, Succès Masra crée la surprise en décidant de mettre entre parenthèses sa carrière d’économiste, pourtant prometteuse, et d’entrer dans l’arène politique de son pays. « Le Tchad se trouve aujourd’hui au tournant de son histoire. Après mûre réflexion, j’ai décidé de revenir et convier tous les citoyennes et citoyens à un sursaut et un engagement sans précédent pour l’avenir de notre pays, notre Moustakbal commun qu’il nous faut ensemble bâtir avec espérance, en instaurant un leadership nouveau qui apporte des solutions concrètes dans la vie des 15 millions de Tchadiennes et Tchadiens », déclare-t-il dans un message vidéo publié sur les réseaux sociaux.
Sur les 15 millions des Tchadiennes et Tchadiens que nous sommes aujourd’hui, les intelligences existent, y compris pour mieux conduire notre beau pays. Elles ont besoin d’être mieux mixées, mieux aiguillées et mieux orientées pour aller à la conquête de notre avenir.
Il appelle « tous ceux qui se sentent copropriétaires de ce pays et qui veulent laisser pour la future génération un avenir meilleur, à rejoindre l’ensemble des transformateurs et de transformatrices de leur destin commun, leur Maktub ».
Hasard du calendrier ou timing savamment organisé ? L’appel de Succès Masra intervient la veille de l’examen par l’Assemblée nationale du projet de Constitution qui va instaurer la IVe République. La nouvelle loi fondamentale, promulguée le 4 mai, est taillée sur mesure, instaure un régime dit « présidentiel intégral » et concentre l’essentiel des pouvoirs entre les mains du président Idriss Déby Itno.
Pour le jeune économiste, les dirigeants actuels, qui sont aux commandes du pays depuis bientôt trente ans et sans alternance, ont eu le temps de montrer leurs limites. « Ils nous laissent un pays exangue et les tentatives de réponses anecdotiques qu’ils ont déployées n’ont pas permis de résoudre les problèmes du pays », affirme-t-il.
Il dresse un bilan sombre du régime en place : précarité, pillage des ressources nationales, sous-développement et misère où une minorité de la population a accès à l’électricité et à l’eau et où des femmes meurent encore en donnant la vie, une éducation nationale abandonnée, etc.
Construire une alternative
« Il est temps de se rendre compte qu’un dirigeant qui, en 30 ans de pouvoir n’a pas pu redresser le paysest sans doute lui-même le problème », explique-t-il. Succès Masra veut se placer en alternative. Mais il devra encore patienter plusieurs années.
Car la nouvelle Constitution a relevé l’âge minimum pour être candidat à l’élection présidentielle de 35 à 45 ans. « À l’heure où partout dans le monde et en Afrique, dénonce-t-il, nous assistons à des changements et des alternances démocratiques (Sénégal, Mali, Niger, Ghana, Liberia, Nigeria, Afrique du Sud, etc.), chez nous au Tchad, on veut museler toute énergie nouvelle et instaurer une monarchie qui ne dit pas son nom. Entre-temps, quelles propositions fait-on et quelles décisions prend-on pour réduire notre dépendance au pétrole et développer une économie diversifiée qui crée les opportunités à ces millions de chômeurs ? Rien».
Ce jeune homme issu des milieux modestes du Tchad, a un parcours universitaire et professionnel exceptionnel. « J’ai commencé l’école au village avec moins de 500 F.CFA, dans la précarité et sans électricité, mais j’ai pu avancer grâce au travail méthodique des enseignants à qui je rends hommage, et ce jusqu’aux tribunes des institutions internationales, j’ai appris à compter sur la valeur travail comme réserve d’excellence, sur la bienveillance des hommes et femmes issus de diverses religions et sans religion, de toutes les couleurs et de divers continents».
Titulaire d’un doctorat en Sciences économiques de l’université Paris 1-Sorbonne (sur « L’Afrique face aux défis de l’économie post-pétrole »), diplômé en Finance et stratégie à Sciences Po Paris et en Gouvernance et leadership à l’université d’Oxford, il présente une riche expérience internationale dans le secteur privé (banque, assurances, conseil).
À la BAD, où il était économiste financier principal, il a coordonné le programme Desert to Power, contribué à des rapports majeurs tels que « le rapport sur la compétitivité de l’Afrique » (co-publié par la BAD, la Banque mondiale, le Forum économique mondial et la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique).
Auteur de six livres sur les problématiques de développement en lien avec l’Afrique, il est l’auteur principal de Les Héritiers de Madiba, coécrit par vingt-sept jeunes issus de trois continents pour perpétuer l’héritage de leadership de Nelson Mandela. Le 5 décembre 2013, jour du décès de l’ancien président sud-africain, Succès Masra a créé la « Génération ABCD » (« Anybody can dream »). Grâce à cette plateforme de leadership et d’entreprenariat, il a jeté les bases de son projet de transformation pour un Tchad nouveau et meilleur.
« J’ai un seul pays en héritage »
Dans un pays où l’analphabétisme est élevé et les disparités sociales accentuées, rien ne sera facile. « Nous mesurons l’ampleur de cette tâche collective de transformation de notre pays. Mais elle est aussi exaltante », explique Succès Masra. Son intime conviction, c’est que la vraie matière première de développement d’un pays, c’est la matière grise, le talent des hommes et femmes qui le constituent.
« Sur les 15 millions des Tchadiennes et Tchadiens que nous sommes aujourd’hui, les intelligences existent, y compris pour mieux conduire notre beau pays. Elles ont besoin d’être mieux mixées, mieux aiguillées et mieux orientées pour aller à la conquête de notre avenir, notre Moustakbal commun. Et c’est possible de réaliser ce rêve d’un Tchad nouveau et transformé », conclut celui qui se définit comme « un soldat du développement et de tolérance » et « un chantre de la construction de ponts entre les cultures et les continents pour bâtir un monde meilleur ».