« L’Afrique a beaucoup d’idées », dit Maurice Levy
L’ancien PDG de Publicis, Maurice Levy*, organise le prochain salon VivaTech, qui mettra à l’honneur l’Afrique des start-up. Rencontre avec un éternel optimiste tourné vers l’avenir, les nouvelles technologies et le capital humain.
Entretien avec Hichem Ben Yaïche
Trente ans de Publicis, vous venez de passer la main, vous avez vécu plusieurs vies… Comment basculer dans l’après ?
Pour être tout à fait exact, j’ai 46 ans de Publicis et 30 ans de présidence. Effectivement, Publicis, c’est ma vie – très clairement une partie de ma vie – à côté de ma famille. Mais je n’ai pas eu tellement à « basculer », puisque, en réalité, je suis toujours là… J’arrive très tôt le matin, j’essaye de repartir le soir à une heure décente. Mes journées sont encore très remplies au sein du groupe. Je suis président du Conseil de surveillance, et je suis encore très actif sous la direction d’un président du Directoire, Arthur Sadoun, qui considère qu’il doit faire travailler le président du conseil de surveillance ! C’est un peu le monde à l’envers ! Je suis très content de cette situation, et nous nous entendons très bien.
Publicis est un acteur global et même planétaire. Quelles sont les clés de votre réussite depuis des années à la tête du groupe ?
Quand je suis entré à Publicis, je pensais que je n’allais y passer que quelques années dans la mesure où je ne me considérais pas comme le meilleur publicitaire de la place. Je pensais qu’une fois que j’aurais mis en place les systèmes informatiques, je ferais ensuite plutôt une carrière de manager ou d’informaticien. Et à chaque étape où Marcel Bleustein-Blanchet a souhaité me promouvoir, j’ai résisté, parce que je pensais que c’était très important que le choix du manager ne soit pas un choix de circonstances, mais un choix de conviction. Si je devais dire quelles ont été les deux ou trois clés de mon succès. La première, c’est que j’ai toujours placé la réussite de Publicis avant la mienne. C’est-à-dire que je n’ai pas pensé à ma réussite ou à ma carrière, mais de manière délibérée et sincère – profondément sincère – j’ai toujours pensé qu’il fallait que ce soit l’entreprise qui réussisse, pour que les collaborateurs de l’équipe en bénéficient. Il fallait que Publicis réussisse. La deuxième clé, c’est que j’ai toujours été obsédé par un tandem introuvable : la rigueur et la créativité. J’ai toujours pensé qu’une entreprise doit être dirigée de manière ferme et avec rigueur, et qu’en même temps, la créativité soit partout. C’est quelque chose d’assez compliqué, parce que nous avons été très longtemps parmi les entreprises les plus créatives – et en France la plus créative – tout en étant gérée de manière extrêmement rigoureuse. La troisième clé, indispensable, c’est que j’ai voué une admiration et une affection considérable, une fidélité absolue, à Marcel Bleustein-Blanchet et à sa fille Élisabeth. Cette alchimie entre la réussite de l’entreprise d’abord, la fidélité aux actionnaires et au fondateur, ainsi qu’entre la rigueur d’un côté et la créativité de l’autre, a fait que l’entreprise a remarquablement bien réussi, et que de manière presque naturelle, j’ai été amené à me développer avec l’entreprise.
Le coeur de votre métier, c’est la communication, l’univers de la publicité et de la technologie. Comment cette cohérence s’est-elle établie, pour aller vers des domaines qui ne vont pas forcément ensemble ?
C’est probablement dû à mon cas particulier. Quand vous regardez les dirigeants des agences – en dehors des cas des sociétés holding où ce sont en général des financiers – la plupart du temps, ce sont des publicitaires, des gens qui ont l’habitude de gérer des clients, et parfois des créatifs. Je suis informaticien de formation, je suis un publicitaire de conviction, de passion et d’éducation, à la fois par Marcel Bleustein-Blanchet et par l’agence où j’étais avant. Je suis donc moi-même un produit de synthèse. Je suis moi-même un peu une alchimie. Et, donc, quand la technologie a pris une place importante – et notamment le digital – dans l’univers des agences, c’est très naturellement que j’ai pensé que nous devions nous doter des moyens, que nous devions avoir les structures, les équipes, les talents, pour pouvoir remplir toutes ces fonctions. Nous voyons bien aujourd’hui que les entreprises se trouvent face à un besoin important de transformation, et notre filiale Sapient nous permet, nous aussi, d’apporter ce type de services. Je suis un produit de synthèse entre la créativité, la rigueur et la technologie ! Cela nous conduit tout naturellement à prendre des positions. Et comme je suis passionné d’innovation, et que j’ai toujours été extrêmement ambitieux pour Publicis, nous avons pris des risques, nous avons su investir. Parfois, cela nous a été reproché parce que certains ne voyaient pas très bien ce qui se passait après la colline. Mais lorsque nous voyons tout ce qui se passe aujourd’hui, les mêmes reconnaissent que nous avons pris les bons axes stratégiques et les bonnes décisions.
En quoi peut-on parler d’une ère « disruptive » ? Comment penser aujourd’hui cette révolution à ciel ouvert, qui parfois, avance à tâtons ? Et comment en réduire le côté anxiogène ?
Il suffit de regarder tout ce qui se passe autour de nous : nous sommes tout le temps connectés, il n’y a pas de différence entre le jour la nuit, les jours de travail, les week-ends, etc. Notre vie a changé ; l’accès aux moyens tels que Google, Facebook, et aux diverses plateformes fait que le temps s’efface. Si vous êtes insomniaque, à deux heures du matin, vous pouvez acheter une cravate ou un livre, ou regarder la situation de votre compte en banque, acheter des actions, faire des placements, commander votre taxi, suivre l’arrivée de votre VTC… Beaucoup de choses ont changé la vie des gens. Ce sont de grandes ruptures. Autrefois, les gens quittaient leur bureau et même s’ils emportaient des soucis avec eux, ils n’emportaient pas le courrier, et n’importe qui ne pouvait pas leur envoyer un mail en pleine nuit. Aujourd’hui, vous êtes tout le temps branché et tout le temps au courant. En alerte permanente. Le temps s’efface, les barrières s’effacent, et ces ruptures provoquent des changements profonds dans la manière de faire du marketing, d’élaborer des produits et des services, dans la manière de les commercialiser et d’en faire la publicité. Et dans les outils, des plateformes consomment près de 40 % de l’investissement publicitaire mondial. De ce fait, il faut être équipé pour pouvoir fonctionner dans ce cadre, mais il faut surtout aider les entreprises dont le business reste ce qu’il est à 80 %, mais est en train de changer pour les 20 % restant : comment vont-elles s’adapter pour ne pas perdre le business actuel et développer le nouveau ?