L’Éthiopie, malgré tout, est sur la route du développement

En dépit du conflit dans le Tigré, l’Éthiopie confirme sa place de puissance économique régionale. L’ambassadeur Henok Teferra rend compte des ambitions de son pays pour une sous-région intégrée et une population vivant en paix.
Entretien avec Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet
En poste à Paris depuis 2018, vous êtes un diplomate polyglotte et parlez anglais, allemand et français couramment. Homme atypique aussi car vous êtes issu du milieu de l’entreprise. Votre regard nous intéresse pour décrire et décrypter l’Éthiopie, votre pays. Au cœur de l’Afrique, il a un poids considérable par sa superficie et ses voisins. Depuis novembre 2020, le pays est au milieu du gué surtout à cause de cette guerre déclenchée contre le Tigré.
L’Éthiopie est un grand pays d’Afrique, de plus de 115 millions d’habitants pour plus d’un million de km2. Il est situé dans la zone très stratégique de la Corne de l’Afrique où transitent, notamment via le Bab-el-Mandeb plus de 1 000 mds $ du commerce mondial venant d’Asie et du Moyen Orient. Il est aussi très important historiquement puisque nous avons été au premier plan du combat contre le colonialisme et pour la libération de tout le continent. C’est pour cela que nous sommes le siège de l’organisation continentale qui s’appelait jadis l’Organisation de l’unité africaine, aujourd’hui l’Union africaine.
Henok Teferra Shawl est ambassadeur d’Éthiopie auprès de la France, de l’Espagne, du Portugal, de Monaco et du Saint-Siège ; il est également délégué permanent auprès de l’Unesco.
Vous l’avez rappelé, en novembre 2020 le Front de libération du peuple du Tigré a déclenché une guerre contre l’Etat central. Il a ainsi militarisé un différend politique. Le FLPT est un parti politique qui a dominé la scène politique et économique pendant plus de 27 ans à partir de 1991. Sa perte du pouvoir en 2018, liée à la manière dont il a dirigé le pays et qui a suscité des manifestations notamment de la part de la jeunesse éthiopienne, a amené au pouvoir un groupe de réformistes dont est issu le Premier ministre Abiy Ahmed. Ce vent de changement est lié à l’aspiration du peuple éthiopien à la démocratisation de ce vieux pays où la démocratie n’avait jamais été pratiquée.
La volonté de démocratiser et aussi de faire en sorte que l’économie soit libéralisée, car elle était dominée par l’État, a amené au changement que le FLPT conteste et veut empêcher par la force avec une guerre qu’il a reconnu avoir déclenchée. Le 13 novembre 2020, son porte-parole est venu expliquer à la télévision locale le pourquoi et le comment de cette attaque contre l’armée et contre l’État fédéral pour essayer de s’emparer du pouvoir. Cette tentative a échoué et nous en sommes là.
Dans une situation de “ni guerre, ni paix”, vous savez l’importance de la sortie de crise. Aujourd’hui, comment la concevez-vous et la scénarisez-vous ? Le pays ne peut pas supporter cette situation de flottement tant elle pèse lourdement.
La volonté du gouvernement, c’est la paix. C’est pour cela qu’il a arrêté les opérations militaires et que les troupes fédérales ne sont pas entrées au Tigré. C’est aussi pour cela qu’il a déclaré une trêve unilatérale depuis le mois de mars. Notre volonté est la paix pour que nous sortions de la pauvreté et que nous assurions le développement de notre pays. Le gouvernement met tout en œuvre pour cela mais ce n’est pas le cas du FLPT. Il a lancé, malgré la trêve déclarée par l’Etat, des attaques dans les régions voisines d’Afar et d’Amhara, ce qui a été hélas très peu rapporté dans les médias occidentaux. Ces attaques ont causé des morts et le déplacement de plus de 300 000 personnes.
La volonté de l’Etat d’aller vers la paix se manifeste par des actes concrets. Malheureusement, le FLPT, d’après nos informations, fait des préparatifs pour, peut-être, lancer des opérations militaires. À notre sens, il incombe à la communauté internationale, si elle veut vraiment la paix pour notre pays et notre bien-être, de mettre la pression nécessaire pour que le FLPT quitte sa posture et sorte de sa logique guerrière.
L’Éthiopie était sur une très bonne trajectoire et, aujourd’hui, presque tout s’arrête. Comment analysez-vous cette marche vers la modernisation à tous les niveaux dans un pays en guerre ? Dans un pays très complexe qui compte 80 ethnies, vous avez enclenché un cercle vertueux mais êtes-vous en mesure de le poursuivre ?
Non seulement nous sommes en mesure de le poursuivre mais nous le faisons ! Le Tigré représente 6 millions d’habitants sur 115. C’est une région importante de notre pays mais il n’est pas toute l’Éthiopie. Dans les autres parties du pays, nous constatons qu’au niveau économique nous réaliserons cette année une croissance de 6%, selon les projections du ministère des Finances. Cette croissance est, je le crois, respectable par rapport à ce que nous pouvons voir dans d’autres pays en développement.
Vous savez aussi que le sujet clé est la sécurité alimentaire. Au cours des trois dernières années, nous avons déployé des efforts considérables pour arriver à être autosuffisants et même exportateurs en matière de blé. La Banque africaine de développement a reconnu ces efforts. Dès 2023, nous produirons de l’ordre de 2,6 millions de tonnes, quantité multipliée plusieurs fois ces dernières années, soit assez pour exporter du blé vers les pays voisins. C’est considérable et un succès peu souvent noté mais réel et qui répond à la situation internationale de pénurie en matière alimentaire.
Il n’est pas normal qu’un pays comme le nôtre ne puisse pas utiliser ses propres ressources et sortir ainsi sa population de la pauvreté. C’est le sens du barrage de la Renaissance et, je crois que nos voisins le comprennent, il s’agit d’un projet de coopération.
Je pourrais en dire autant en termes de libéralisation de notre économie. Le secteur des télécoms qui jusque-là était un monopole d’État a vu entrer un deuxième opérateur avec licence, Safaricom. Nous avons ainsi enclenché un cercle vertueux pour permettre au secteur privé de prendre le relais. Au cours des 20 dernières années, nous avons consenti beaucoup d’investissements et nous le faisons encore pour développer les infrastructures. Il y a évidemment le grand barrage de la Renaissance qui génère une puissance de plus de 5 000 MW, mais aussi d’autres barrages. Nous avons construit beaucoup d’infrastructures, qu’elles soient routières, ferroviaires ou énergétiques. Elles doivent être utilisées pour être efficaces et atteindre le rendement nécessaire et pour cela il faut développer l’activité économique. Nous voulons donc que le secteur privé joue pleinement son rôle dans la création de richesses, dans le développement notamment du secteur agroalimentaire, des mines, du tourisme et des TIC.
Quartier d’affaires d’Addis-Abeba, capitale de l’Éthiopie