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Les Africains doivent refuser de nouvelles dépendances

Les Africains doivent refuser de nouvelles dépendances
  • Publiéjuillet 2, 2022

Les crises successives contraignent les pays à se positionner pour ne pas finir hors-jeu. Fin connaisseur des économies africaines, Carlos Lopes envisage un avenir qui se joue entre dépendance et influence.

 

Entretien avec Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet

Vous aviez publié en 2021 un livre remarqué, L’Afrique est l’avenir du monde. Si vous aviez aujourd’hui un chapitre à ajouter, quel serait-il ?

Je dirais que la complexité du monde est devenue beaucoup plus évidente qu’on ne la constatait déjà. Avec la guerre en Ukraine, nous voyons l’accélération de plusieurs phénomènes. Notamment, ce que les cercles anglo-saxons appellent le decoupling, c’est-à-dire une divergence entre les économies occidentales avec surtout l’économie chinoise et les économies des pays qui, de plus en plus, s’associent à la centralité de la Chine.

J’ai constaté que ce type de tensions était déjà présent avant la pandémie avec la guerre commerciale qu’avait déclarée le président Trump. Par la suite, des développements dans le monde technologique se sont accélérés avec la transition climatique. Je suis convaincu que la guerre d’Ukraine est un peu la conséquence de cette tension bien plus grande et structurelle. Elle est la manifestation d’un pays, la Russie, qui dépend énormément des combustibles fossiles et d’une économie qui va disparaître. Ce pays vit une des transitions démographiques les plus dramatiques du monde, avec une réduction et un vieillissement considérables de sa population. D’où l’attachement de la Russie, un pays gigantesque, au monde russophone et à son histoire.

Les grandes tendances demeurent les mêmes mais s’accélèrent. Celles que j’ai constatées pour l’Afrique restent valables mais nous y verrons une transition bien plus tumultueuse et difficile qu’imaginée.

 

Vous dites que nous entrons dans un monde fracturé et bipolarisé. Quelles sont les réponses de l’Afrique et comment pourra-t-elle réagir à cet antagonisme ? Elle en sera peut-être l’otage.

À court terme, les choses ne sont pas acquises. Le continent doit faire face à la crise alimentaire, provoquée aussi bien par des difficultés logistiques et d’approvisionnement que par la spéculation. Selon les analystes, les quantités de céréales actuellement sur le marché forment des niveaux de stocks historiquement bas. L’Afrique ne devait pas subir autant de conséquences, mais avec les difficultés provoquées par l’absence du marché des grands producteurs que sont la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie dont on parle moins, il y a de la spéculation. L’enjeu est que l’alimentation est devenue un élément stratégique.

Un autre aspect très important à suivre est tout ce qui a à voir avec la logistique. C’est un élément dont on parle moins mais qui est essentiel. La logistique permet de réduire les pertes d’une bonne partie de la production africaine : 30% de la production agricole est perdue à cause de la logistique.

Ensuite, la crise énergétique affecte l’Afrique de plusieurs façons. Bien sûr, l’inflation touche la plupart des pays africains qui sont des importateurs nets de combustible fossile. Même les producteurs qui exportent du brut importent du raffiné. Cela nous affecte aussi du point de vue des investissements, car si on a découvert beaucoup de gisements fossiles récemment en Afrique, le financement de leur exploitation devient problématique.

La troisième crise est macroéconomique. Elle est provoquée par le manque d’accès aux marchés de capitaux en raison de toutes les sanctions qui sont autant d’éléments perturbateurs. Elles s’ajoutent à la volatilité des monnaies dans la gestion que font les pays de leur dette. Sortant d’une pandémie où toute la marge de manœuvre des États a été consommée, les pays ne peuvent plus trouver de solutions inventives et ne peuvent pas, comme le font les pays riches, imprimer de la monnaie. Cette combinaison de facteurs crée un horizon de court terme particulièrement difficile.

Enfin, des sécheresses fortes avaient déjà affecté la Corne de l’Afrique, une partie du Sahel et l’Afrique australe, avant et pendant la pandémie. Elles continuent et il faut s’attendre à des années 2022 et 2023 très difficiles. J’avais prévu cela en raison de la pandémie mais ces phénomènes ne font que s’accentuer.

 

Je ne peux pas ne pas vous poser la question : le G7 vient de se réunir et a, pendant trois jours, abordé des dossiers prioritaires. Comment voyez-vous cette assemblée des puissants ; sert-elle à quelque chose ?

Le G7 sert sûrement à ses membres ! Mais le niveau d’hypocrisie vu et constaté ces derniers temps d’abord à cause de la pandémie sur la question des vaccins et à présent, ce qui est plus grave, sur la transition énergétique où chacun change de position selon ses intérêts. Un jour, un pays affirme être contre le gaz et se dit en faveur le lendemain. Un jour, il faut arrêter le charbon en Afrique et un autre on fait un deal avec le Botswana pour apporter du charbon !

Le niveau d’hypocrisie est si grand que personne ne croit plus aux effets d’annonce. Quelques jours avant le sommet Europe-Afrique a été annoncé le Global Gateway. L’Afrique devrait recevoir 150 milliards d’euros alors que, dans le budget de l’Union européenne, il n’y a que 33 milliards d’euros pour la même période et que nous ne savons d’où viendra le reste. À présent, le G7 fait une nouvelle annonce et promet des sommes faramineuses pour l’Afrique par rapport à d’habitude. Mais tout cela n’a pas beaucoup de sens. Les États-Unis viennent d’annoncer 4,5 milliards de dollars pour soutenir la sécurité alimentaire en Afrique. Mais les gens doivent savoir que les dépenses pour la guerre en Ukraine représentent à peu près une dépense budgétaire de 5 milliards $ par mois. La seule Ukraine, en un mois, reçoit plus que toute l’Afrique pendant la crise provoquée par la même guerre.

Carlos Lopes a  occupé le poste de secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l'Afrique, entre 2012 et  2016.
Carlos Lopes a occupé le poste de secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, entre 2012 et 2016.

 

En fait, nous devrions parler « des Afriques » et pas un directoire ni une vision commune pour ce continent qui part toujours en ordre dispersé. Comment le repenser pour lui donner une dimension de commandeur et que les pays aillent dans le même sens ?

L’espace africain est une construction politique comme le sont l’Union européenne ou la terminologie d’Occident ou d’Orient. L’Occident du temps colonial n’est pas celui d’aujourd’hui qui a connu un rétrécissement considérable. Les justifications de la pensée occidentale changent aussi : avant, c’était une pensée centrée sur la renaissance et, aujourd’hui, sur des pays qui défendent un système de règles. Comme si les autres n’étaient pas dans les règles ! À chaque fois, ces définitions sont faites pour servir quelque chose et sont une construction politique.

Les Africains, même s’ils sont très différents, doivent aussi faire une construction politique, par exemple avec la Zone de libre-échange. Ils doivent faire cela avec du sens et, dans ce cas de figure, la seule solution pour que l’Afrique puisse mieux négocier sa position dans un monde qui devient très tourmenté, est de pouvoir apparaître avec une taille et une dimension importantes et qui pèse. Si, par exemple du point de vue énergétique, l’Europe s’intéresse beaucoup plus par l’hydrogène vert comme solution presque unique avec le nucléaire pour atteindre ses ambitieux objectifs de transition énergétique, elle ne pourra jamais en produire autant qu’elle n’en a besoin. L’Afrique aura donc un rôle fondamental. C’est la même chose concernant les minerais stratégiques.

L’Afrique va-t-elle entrer encore une fois dans une dépendance aux matières premières sans transformation ? Ou va-t-elle profiter de cette crise pour mieux se positionner et ajouter de la valeur à ces nouvelles formes d’utilisation des ressources naturelles ? Ces questions vont peser fortement en fonction des capacités de négociation issues de la Zone de libre-échange. Je pense qu’on n’obtient pas ce qui est juste mais qu’on obtient ce qui est négocié.

 

Vous avez un jour prononcé une phrase-clé que les Africains n’ont pas dépassée : « Nous voulons sortir d’une relation asymétrique entre une partie qui a les moyens, et donc décide des priorités, et une autre qui doit s’adapter. » Nous sommes encore dans ce schéma…

Oui, et c’est pourquoi il est important de savoir négocier. Très souvent, nos dirigeants cèdent très facilement aux pressions qu’ils subissent en échange d’une place sur l’estrade ou pour avoir un peu de publicité. Je l’ai vu, par exemple, dans toutes les négociations sur le climat. Les pays africains sont les plus proches du net zero, l’objectif discuté actuellement. Pour pouvoir parler de « transition juste », autre expression à la mode, celle-ci doit profiter aux pays qui sont les plus proches des objectifs. Nous avons donc une espèce de crédit carbone parce que les autres pays, qui sont industrialisés, polluent et exploitent la nature, notamment nos matières premières. Celles-ci ont été pendant longtemps le moteur majeur des économies occidentales. On le sait. Ces pays ont donc une dette carbone, et nous un crédit carbone.

Ce type de négociation se traduit dans le détail. Par exemple, pendant une discussion sur la nouvelle taxe qui sera introduite en Union européenne, pour pénaliser l’intensité carbone de certaines importations dans l’espace européen, les pays africains paieront les frais s’ils ne négocient pas de façon à éviter que cette taxe les pénalise. Ce qui est sur la table et a déjà été passé au Parlement européen n’intéresse pas l’Afrique. L’UE nous dit qu’elle va taxer les produits que nous exportons vers ses marchés mais entend nous donner de l’aide pour compenser les difficultés que nous avons avec la transition énergétique. C’est nous mettre encore une fois dans une situation de dépendance alors qu’il était possible de négocier différemment.

Écrit par
Hichem Ben Yaïche

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