Felwine Sarr estime que l’Afrique doit s’émanciper
Le continent africain doit offrir une autre représentation de lui-même ; son dynamisme économique, démographique, culturel, lui permet désormais de sortir des schémas anciens, explique l’écrivain et économiste Felwine Sarr.
Entretien avec Hichem Ben Yaïche
Vous êtes l’un des intellectuels les plus marquant de ces dernières années. Comment expliquer cette volonté de déconstruire le discours narratif sur l’Afrique, cette vision que vous avez de l’Afrique ?
Il me semble que le continent africain est l’objet de représentations extraordinairement peu changeantes malgré ses mutations profondes et ses dynamiques sociétales. Plusieurs notions qui sont censées le décrire me semblent obsolètes ou ne pas correspondre à sa réalité. Les sociétés africaines ces derniers siècles ont été prises dans les rets du regard des autres: elles se sont trouvées sous injonction civilisationnelle et culturelle. On leur a souvent dit ce qu’elles devaient être, sans prendre le temps de regarder ce qu’elles sont et ce qu’elles disent d’elles-mêmes.
C’est un travail considérable ! L’Afrique a longtemps failli à créer sa propre vision du monde. Aujourd’hui, le problème qui se pose pour élargir et massifier cette vision, c’est d’avoir une vision beaucoup plus partagée, non élitaire…
Nous sommes à un tournant. Les conditions de ce changement de regard sont réunies, pour plusieurs raisons. L’Afrique connaît un renouvellement démographique important, avec une proportion très importante de jeunes qui ont un imaginaire et un rapport au monde différents. Depuis dix ou quinze ans, les artistes africains renouvellent le regard et le discours sur l’Afrique. J’ai le sentiment que mon travail…
Européens et asiatiques savent que le demi-siècle à venir se jouera sur le continent africain. Le problème est que nous sommes les seuls à ne pas y croire ! Quand l’Afrique reprendra confiance en elle-même, le monde changera.
…est arrivé à ce moment, où un désir de renouvellement était déjà bien visible dans les champs discursifs africains : dans la littérature, dans les arts et dans la pensée théorique. Mais, surtout, cette jeunesse se caractérise par une représentation très différente de l’espace et du récit sur sa condition. Elle n’est plus en accord avec un discours qui est projeté sur elle, qui ne correspond pas à la manière dont elle se vit dans le monde. Tout cela indique que nous sommes à un tournant dans le renouvellement des discours et de la représentation de soi.
Il n’y a pas une seule Afrique, mais « des Afriques ». Comment parvenir aujourd’hui à un rêve commun ? Comment et autour de quoi est-il bâti ?
Je distinguerai deux éléments significatifs. D’un côté le continent africain se caractérise par sa diversité et la pluralité de ses cultures, mais de l’autre, il vit un même régime d’historicité et un même ordre de contraintes. Aussi, le projet d’émancipation du continent doit être un projet unitaire. Parce que le continent dans son ensemble vit les mêmes rapports de force asymétriques, sur le plan économique, militaire, géopolitique et symbolique.
Toutes les nations qui le constituent ont actuellement le rêve d’être leur puissance propre. Cette Afrique qui doit s’émanciper est une entité géographique, politique et symbolique qui existe. On peut être divers et avoir en même temps un projet unitaire. L’unité ce n’est pas l’homogénéité. Il peut y avoir du multiple dans l’unité.
On sent chez vous une quête de sens et de cohérence. Mais l’Afrique, segmentée, s’oppose souvent à ses propres rêves. Comment sortir le continent de ses contradictions majeures ?
La contradiction est une des dynamiques de l’Histoire. Une manière de lire le continent est de considérer qu’il est en plein travail, au sens de ce mot lorsqu’on parle d’un accouchement.
Aujourd’hui, seuls une dizaine d’États sont confrontés à la faillite ou à la guerre, ce qui représente une extraordinaire réduction en vingt ans. Les processus de transmission du pouvoir sont moins violents et le continent fait de grands pas dans beaucoup de domaines. Pourtant, le fait est que les représentations négatives ont la vie dure et évoluent moins vite que la réalité du continent.
Vos livres témoignent d’un travail de conceptualisation. Comment construisez-vous ce projet que vous rêvez pour l’Afrique, cette vision autonome, ce retour à soi, cette maîtrise de soi ? Et quelles sont les limites de ce travail gigantesque ?
Je m’appuie sur l’économie, la littérature, la philosophie et la culture en général. Le continent doit repenser son rapport à l’économie, à l’écologie et à ses cultures. C’est un continent qui a d’extraordinaires ressources, des terres arables, une population jeune… Tous les moyens pour réinventer une économie tournée vers le bien-être de l’individu et un rapport équilibré avec son environnement.
Il peut se penser comme un laboratoire. Mais le travail fondamental, pour moi, devra consister à édifier son propre imaginaire du progrès. Sur le plan collectif, nous devons nous poser la question de savoir : quel type de société et quel type de rapports et d’équilibre en les différents ordres voulons-nous ? Que signifie, pour nous, le progrès ? Pour conduire cette réflexion, nous devons revoir l’essentiel de nos catégories intellectuelles qui sont obsolètes et qui ont besoin d’être renouvelées. Le continent doit devenir celui qui propose le renouveau, car il en a les moyens : la démographie, la vitalité, les ressources… Il doit se poser en producteur de sens.
Bien sûr, ce « travail gigantesque » que vous évoquez rencontre des obstacles, car les anciennes catégories mentales demeurent ancrées et continuent à être nourries par une machine intellectuelle, médiatique, onirique, cinématographique, etc. Cette tâche requiert que tout le monde s’y mette : les artistes, les intellectuels, les réalisateurs de film.
Par exemple, un film fait couler beaucoup d’encre aujourd’hui ; Black Panther, qui tente de changer la représentation de l’Afrique et des Africains. Ceux-ci sont mis dans ce film dans une position de puissance et de force, ce qui est inhabituel ; voilà un exemple intéressant, en dépit des critiques que l’on peut lui adresser. Ce film a eu un grand succès et pas seulement auprès des Africains. Mais travailler sur les représentations prend du temps, relève de plusieurs disciplines, et ne peut se réaliser que sur la longue durée.