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La méthode Carlos Lopes

La méthode Carlos Lopes
  • Publiémars 19, 2015

Donner à l’Afrique les moyens de mieux se connaître, afin de mieux décider de son destin. Sous la direction de Carlos Lopes, la CEA propose une série d’outils permettant de valider, ou au contraire de remettre en cause, les statistiques officielles.

Vous êtes à la tête de la CEA depuis près de trois ans. Vous semblez aujourd’hui bousculer l’institution en lui donnant un nouveau rythme, un mode de fonctionnement différent. Sur quoi repose votre démarche ?

Elle est dictée par le contexte que traverse le continent. Je ne suis pas le seul dirigeant d’une institution africaine à se consacrer aux réformes profondes. Et en ce qui concerne la CEA, elles sont très bien accueillies par les différents pays membres. Nous n’avons jamais eu autant de présidents demandant directement l’expertise de la CEA pour les aider dans leur réflexion stratégique ! Et nous n’avons jamais constaté autant d’impact de nos publications et de nos différentes interventions. Nous sommes en train de changer la nature du débat dans différents domaines, comme le commerce ou la statistique. Tout cela va dans la direction vers laquelle nous invite l’Union africaine. Celle de relancer le débat sur la prospective, avec l’agenda 2063. Cette vision doit être traduite autour d’outils techniques qui nous permettent d’avancer sur le chemin de la transformation.

Vous voulez « rendre les chiffres intelligents », c’est-à-dire donner un sens incontestable aux instruments de mesures. L’Indice de l’intégration régionale, en cours d’élaboration, permet-il d’innover ?

Je me suis rendu compte que si on voulait véritablement changer le discours sur l’Afrique, il faut maîtriser les chiffres. Tant pour les données macroéconomiques que démographiques, nous disposons d’énormément de projections, mais, pour une partie d’entre elles, tout l’appareil statistique devient susceptible de fausses interpré­tations, de prévisions erronées, dénuées de véritable sens, etc. Les raisons pour lesquelles nous avons tellement de déficiences statis­tiques se trouvent naturellement, entre autres éléments, dans l’appa­reil institutionnel des États. D’autre part, les indicateurs conçus pour d’autres parties du monde ne reflètent pas forcément la réalité de l’Afrique. Beaucoup projettent ainsi des chiffres dont la crédibilité fait accepter toutes sortes d’analyses, lesquelles ne sont pas basées sur la même qualité et la même fiabilité que les données d’autres régions du monde. Ainsi tout n’est pas comparable ! Je vous donne juste un exemple, le plus frappant. On dit généra­lement que la croissance africaine de ces 15 dernières années pourrait être remise en cause parce que les chiffres ne sont pas totalement fiables. C’est une thèse qui est répandue parmi un certain nombre d’analystes. À lire à cet égard, un essai sur la qualité des statistiques du continent : Poor Numbers, de Morten Jerven. Il entretient et justifie la question « peut-on croire à cette croissance ? ».

D’autant plus que beaucoup d’États essaient de manipuler les chiffres. Le doute est donc légitime…

Il faut savoir que seulement 12 pays en Afrique tiennent des statistiques de comptes nationaux à jour, voisins des standards inter­nationaux. Seuls une vingtaine de pays disposent d’un recensement de population qui ne dépasse pas dix ans. Sur ces bases, on pourrait donc effectivement donner crédit à ce doute. Pourtant, chaque fois que l’on procède à une révision des comptes nationaux pour les adapter aux meilleurs standards, on met à jour une sous-estimation. Il n’y a jamais de surestimation, au contraire ! Cela s’explique, car les nouveaux standards permettent d’avoir beaucoup plus de connaissance sur l’économie informelle – partout dans le monde, pas seulement en Afrique. C’est le cas par exemple des comptes nationaux de l’Italie qui ont été révisés pour inclure la contribution de la mafia et des prostituées. Et cela ne fait pas rire les gens ! Mais quand il s’agit de l’Afrique, on a des doutes. Voilà juste une petite démonstration du fait que nous devons vraiment maîtriser les chiffres…

Sur quels critères avez-vous élaboré l’Indice de l’intégration régionale qui sera opérationnel fin 2015 ?

Nous avons constaté que le débat sur l’intégration régionale était faussé. Il était fait de proclamations politiques, et quand il s’agissait d’un débat un peu plus technique, il était centré sur le commerce, comme si le commerce était le seul indicateur de l’intégration régio­nale. Certes, c’est un indicateur très important, mais il faut dire que même les chiffres communiqués sur les niveaux de commerce entre pays africains sont vraiment très discutables. On parle de quelque 11 % de commerce intrarégional, mais si on analyse la distribution par sous-région, on verra que les niveaux, par exemple en Afrique orientale, sont au même niveau qu’en Asie du Sud-Est, qui est à 36 %. Or, l’Afrique du Nord est à 3 %. C’est-à-dire que la moyenne est tirée vers le bas, à cause de la taille de cette région. De plus, tous les aspects de l’économie informelle ne sont pas pris en compte dans ces statistiques. De même que toutes les activités sophistiquées, notamment les transactions financières ou les télécommunications, qui ne sont pas non plus captées par les statistiques, car les États n’ont pas encore les instruments permettant d’avoir accès à ce type de données.

Ce que je peux vous garantir, c’est que cet agenda 2063 doit être décliné dans des plans opérationnels très concrets. À la CEA, nous travaillons avec l’Union africaine et la BAD pour dresser le premier plan. Et le premier plan fera la différence ou pas !

Quels sont les critères et les secteurs clés qui vont être indexés dans ce répertoire, que vous êtes en train de mettre au point ?

Nous avons conçu un indice beaucoup plus sophistiqué, qui prendrait en compte 13 éléments différents : la dimension commer­ciale, mais aussi la dimension migratoire, le marché du travail, l’économie politique (notamment tout ce qui a trait à la mise en route des différentes décisions prises par les dirigeants), la dimension protection et intégration (notamment dans les domaines les plus importants de l’industrie et de l’agriculture), la finance, les infras­tructures, et, enfin, la dimension sociale et culturelle. Si l’on prend en considération l’ensemble de ces aspects, il est nécessaire de trouver des indicateurs fiables et comparables entre les pays. C’est ce à quoi nous travaillons avec la BAD et avec l’UA. D’ici à la fin 2015, nous disposerons de l’Indice d’intégration régionale qui, pour la première fois, établira un classement des pays en fonction de leur contribution réelle.

En fait, c’est une manière de faire de la politique sans le dire vraiment. Vous allez indiquer aux États : « Voici où vous en êtes au plan de l’intégration économique. » On pourra juger les dirigeants politiques sur leurs actes par rapport à cette intégration tant souhaitée, mais encore peu mise en pratique.

Eh bien… c’est exactement cela, et c’est le but ! Nous ne le cachons pas, même si politiquement, il ne faudra pas avoir peur de la polémique. Nous avons reçu le soutien de la Conférence des ministres des Finances africains pour aller de l’avant. Evidemment, ils n’ont pas vu le classement, peut-être qu’ils vont changer d’avis après ! Mais ils nous demandent d’aller de l’avant parce qu’ils se rendent compte qu’il faut maintenant entrer dans ce débat technique.

L’Afrique est à la mode. Mais la réalité est que sa transformation est bien lente. Quels sont les principaux freins ?

Nous sommes très préoccupés, à la CEA, par le fait qu’effecti­vement, les nouvelles sont bonnes en ce qui concerne la croissance, mais qu’il s’agit d’une croissance sans qualité. Pourquoi dis-je cela ? La croissance économique ne nous apporte pas encore la transfor­mation structurelle dont l’Afrique a besoin. Bien sûr, les tendances lourdes sont favorables. Ce n’est pas un épiphénomène ! Nous pensons que cela va durer. Pourtant, il va falloir que les Africains se réveillent et qu’ils entrent dans la phase de la transformation de l’économie du continent. Les leaders politiques et les acteurs économiques doivent être au même diapason. Nous regorgeons de possibilités.

Qu’est-ce qui explique que l’Afrique néglige une dimension essentielle de ses besoins vitaux : sa sécurité alimentaire ? Tout le monde le dit, mais rien n’est fait…

En ce qui concerne l’agriculture, le point le plus important est de l’englober dans une approche permettant de l’appréhender comme un secteur social, s’inscrivant dans des programmes de réduction de la pauvreté et de sécurité alimentaire… Nous avons dépensé énormé­ment d’argent, mais nous n’avons pas avancé assez vite ! Une autre erreur à corriger est celle de traiter l’agriculture comme un secteur indépendant du reste. Or, la transformation structurelle a besoin d’un levier pour pouvoir tirer l’agriculture de sa léthargie. Tous les pays ayant réussi de grandes révolutions agricoles sont passés par l’étape de la transformation des produits agricoles, allant jusqu’au stade de la consommation. De ce point de vue, l’Afrique ne peut pas s’en tirer si elle continue à traiter l’agriculture comme un secteur à part. L’autre défi est celui de l’industrialisation. Nous avons une croissance réelle, depuis une décennie et demie – et fait extraordi­naire – elle s’inscrit dans un contexte de décroissance de la manufac­ture ! Et cela explique pourquoi nous avons des problèmes avec l’économie moderne, pourquoi naissent des tensions sociales, malgré la croissance ! Un autre secteur, celui des services, enregistre un boom fantastique, mais nous n’avons pas réussi à l’intégrer dans l’économie moderne. Les entrepreneurs sont très dynamiques dans le secteur informel qui occupe une large part dans le commerce dans un pays. On entretient des petites activités de survie, mais on n’intègre pas vraiment les gens dans une dynamique de modernisation et de trans­formation des services, comme un catalyseur de la création d’emplois modernes. Sans ces dimensions, nous ne pourrons pas agir dans le sens de la transformation !

Écrit par
African Business french

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