Maroc, les droits de l’Homme ?

Droits de l’Homme, ministère de l’Intérieur et islamistes : le triptyque politique du Maroc est en mouvement. Le débat, parfois vif, s’engage. Si les divisions ne s’estompent pas, au moins s’expriment-elles, presque toutes, au grand jour.
Il s’est finalement tenu et en bon ordre. Le forum mondial des droits de l’Homme, organisé à Marrakech fin novembre – le second du nom, après celui organisé au Brésil en 2013 – vient de dévoiler le subtil dosage qui compose la potion politique marocaine. De l’organisation au contenu des débats, l’État, les associations libérales ou islamistes, ont montré leurs points de convergence et de divergence. Le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), institution constitutionnalisée en 2011, grande organisatrice de ce rassemblement, a négocié avec fermeté la tenue effective du rendez-vous, malgré les scepticismes de tous bords et le jeu pour le moins ambigu de certains « sécuritaires », ou d’associations locales des droits de l’Homme.
Un avocat proche de l’organisation, activiste des droits, confie sous le sceau du secret, que les organisateurs ont cru, à un certain point, devoir surseoir à l’événement : « Le ministre de l’Intérieur lui-même a mené une campagne de la petite phrase sur le thème de la mauvaise organisation, de l’irresponsabilité des organisateurs et de l’importation d’un événement étranger ; les organisateurs n’en ont rien dit publiquement, ils ont fait le dos rond et ont tenu ferme. »
Le contexte était déjà tendu depuis deux mois, notamment en raison de charges répétées du ministère contre la principale association de droits de l’Homme du pays, l’AMDH, depuis le milieu de l’été. Jugée « trop politisée » ou « trop critique », l’association marocaine est prise à partie par les milieux officiels et partis politiques parlementaires, pour avoir durci sa position vis-à-vis de « la première cause nationale marocaine », en l’occurrence le cas du Sahara. L’AMDH a pris fait et cause pour un mandat de l’ONU étendu aux droits de l’Homme, au sud du territoire. Née dans les années 1980 d’un parti de la gauche socialiste, l’AMDH s’est vue interdire la tenue de plusieurs activités et ateliers de travail, courant septembre. L’universitaire Maâti Monjib, également critique vis-à-vis de l’attitude du ministère, explique que « le ministre de l’Intérieur organise des dîners en ville dans lesquels ont été invitées d’autres associations marocaines des droits de l’Homme ; il les rassure sur leur cas, tout en disant que les sanctions contre l’AMDH vont s’accroître ».
Craintes d’instrumentalisation
Au CNDH, on reconnaît que « cette dégradation des relations entre cette association et le ministère n’est pas bonne pour le climat de dialogue sur les libertés et les droits ». Bien sûr, « on ne se tait pas », mais « il est important de ne pas jeter de l’huile sur le feu et de ne pas être prisonnier d’un conflit stérile », poursuit notre interlocuteur qui rappelle que la position du Conseil est « l’application des droits de l’Homme sur l’ensemble du territoire national, Sahara inclus, et ce, sous notre vigilance ». La prérogative est « constitutionnellement établie ».
Rétifs à toute forme d’ingérence étrangère, qu’elle vienne de l’ONU, d’associations ou de pays « amis », les hauts cadres du ministère de l’Intérieur tiennent à marquer leur position : « Derrière les leçons de droits de l’Homme données par des associations internationales, celles qui d’ailleurs ne reconnaissent pas les avancées du Maroc, il y a parfois de l’instrumentalisation politique, avec le dessein de noircir l’image du pays pour favoriser les positions d’autres acteurs d’un conflit régional dont nous sommes certes l’une des parties, mais certainement pas la seule. »
Aux Affaires étrangères, le discours ne varie pas d’un iota, malgré la perception aiguë de l’importance de la réunion mondiale qui se tient à Marrakech. Les craintes de manipulations ont pesé sur le forum mondial, sans que les délégations internationales ne relèvent ces tensions. Certaines associations, dont l’AMDH, ont finalement boycotté l’événement au motif du comportement du ministère de l’Intérieur. Pourtant, le Tribunal administratif de Rabat l’a rétablie dans son droit avec une condamnation du ministère pour infraction à la loi. Le ministère, animé par une vision sécuritaire, a craint que des militants indépendantistes sahraouis ne profitent du forum comme tribune pour leur cause.
Discussions intenses entre Islamistes et libéraux
Au sein des ateliers de discussion pourtant, c’est un tout autre clivage qui a animé les débats et les événements. Liberté de conscience, pluralisme, rapport à la religion et statut de la femme sont les principaux sujets de divergence entre libéraux et islamistes. Lesquels dialoguent pourtant, malgré quelques échauffements. En clôture, au moment d’un hommage national aux victimes des intempéries, certains récitent la Fatiha, la prière des morts, lorsque le modérateur appelle à deux minutes de silence.
Plus de 6 500 personnes ont fait le déplacement, malgré les pluies torrentielles, inhabituelles, sur Marrakech. Conseil de l’Europe, ONU Femmes, associations internationales d’avocats, de juges, représentants onusiens ou associations internationales, les ateliers mêlent thématiques internationales et appropriation locale. Les associations islamistes des droits de l’Homme, actives depuis la fin des années 1990, participent en nombre, elles aussi.
Elles applaudissent « leur » ministre, Mustapha Ramid, en charge de la Justice et des libertés, et membre du PJD (islamiste). Ramid, représentant officiel du Royaume, fait lecture à l’ouverture du forum du message royal aux participants : « Le monde en développement, et l’Afrique en particulier, veulent devenir acteurs de la production des normes dans le domaine des droits de l’Homme et ne veulent plus être réduits à des objets de débats et d’appréciations et à des terrains d’expérimentation. »
Dans la foulée, le Maroc annonce la ratification du protocole facultatif à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Lequel soumet tous les lieux de privation de libertés à un système de visites régulières, effectuées par des organismes internationaux et le CNDH, sans demande préalable aux autorités de tutelle.
Le Maroc est observé sur le sujet depuis des accusations de prisonniers relatives à des actes de torture. Le pays franchit un nouveau pas vers l’application des dispositions internationales de garantie des droits de l’Homme. Ainsi va la construction de son chemin spécifique vers un système politique qui tient compte des oppositions politiques internes et des gardiens sourcilleux de la raison d’État.