Maroc : Abderrahmane Rachik, la mutation des mouvements sociaux
Comment analyser les mouvements sociaux qui traversent le Maroc ? Réponses éclairantes d’Abderrahmane Rachik, sociologue au Centre marocain des sciences sociales CM2S, université Hassan II, Casablanca.
Depuis 2011, on dénombre une recrudescence des actions de protestations occupant la rue. Comment interpréter ces données et la multiplication des contestations ?
En fait, nous recensons une augmentation des mouvements sociaux dès 1998, depuis le gouvernement d’alternance dirigé par l’USFP (socialiste). Les données du ministère de l’Intérieur nous permettent de saisir les dynamiques. En 2005, les actions collectives des différents mouvements protestataires dans l’espace s’élevaient à 700 actions, notamment suscitées par les politiques de relogement des quartiers insalubres, l’électrification ou la connexion au réseau d’eau.
Les nouvelles politiques publiques ont provoqué de nombreuses actions de revendication. En 2008, on dénombre 5 000 actions puis 6 438 en 2009 et 8600 en 2010. Les actions du « Mouvement du 20-Février », en 2011, dans le cadre du « Printemps arabe », ont entraîné une augmentation vertigineuse. Le nombre de protestations a été multiplié par 26 en 2012 par rapport à l’année 2005. À partir de 2011, le gouvernement mené par le parti islamiste, le PJD a privilégié une politique légaliste. Dorénavant, toute action dans l’espace public sans autorisation administrative préalable est réprimée. Le nombre de protestations a donc diminué à partir de 2015.
Ces actions de protestations publiques sont-elles un phénomène récent ?
Non, elles ne sont pas récentes mais nous avons assisté à leurs mutations, au cours de l’histoire. Nous avons repéré des protestations récurrentes sous forme d’émeutes (1965, 1981, 1984 et 1990), dans un contexte politique autoritaire. Ces émeutes furent spontanées, violentes, meurtrières mais aussi éphémères, avec une répression sanglante menée par des militaires.
Depuis 1994, les jeunes diplômés chômeurs sont à l’origine de nouvelles formes pacifiques de protestation sociale dans l’espace public. Ils ont réussi à imposer une tradition, celle de la manifestation dans l’espace public. Je vous citerai notamment le sit-in de neuf mois organisé devant le siège du ministère de l’Éducation nationale, malgré le froid, la pluie, et les différentes interventions violentes des forces de l’ordre !
En parallèle, dans les années 1990, d’autres mouvements revendicatifs liés à la promotion de valeurs (défense des droits de l’homme, des femmes, de la culture amazighe, etc.) se sont renforcés. Nous assistons à un processus long de pacification des protestations. L’État intervient moins violemment pour réprimer les mouvements sociaux et la tradition des protestations sociales pacifiques s’est réalisée bien avant le « Printemps arabe ».
La ville d’Al Hoceïma connaît un mouvement social régional surnommé « Hirak » (« la mouvance »). En quoi ce mouvement rifain est-il différent ?
Dans un contexte territorial restreint comme le Rif, l’action collective s’appuie sur des liens communautaires ou mythiques, des relations de parenté, des liens de sang, des relations de voisinage ou de proximité spatiale. Le lien social communautaire devient le carburant de la protestation sociale.
Les relations sociales y sont plus spontanées, plus émotionnelles, plus solidaires, plus chaudes que dans les grandes villes où les relations sociales sont plus anonymes, utilitaristes et rationnelles. Les clivages politiques et les différenciations sociales dans les grandes villes sont plus aigus qu’en milieu rural et dans les petites villes.
Ainsi, le mécontentement social peut être le résultat de ce qui est perçu comme une agression externe susceptible de fructifier le sentiment de frustration et d’appartenance territoriale. La spécificité de mouvement régional, c’est son émergence loin des cadres politique et syndical locaux.
Les nouveaux porte-parole de la région du Rif considèrent les partis politiques comme de simples « boutiques politiques », (dakakine siyassiya) qui n’attendent que la campagne électorale. Les protestataires d’Al-Hoceima expriment leurs revendications économiques et sociales comme une communauté, et non pas comme des catégories sociales pauvres, défavorisées, marginalisées… Le passé identitaire met l’ensemble du territoire régional en relief.
Depuis avril, un appel au boycott économique, sans leader visible, a été diffusé à travers les réseaux sociaux virtuels. Peut-on le qualifier de « mouvement social » ?
Il ne s’agit pas d’un mouvement social tant qu’il n’existe pas de meneurs visibles identifiables, Ce mouvement n’a aucune idéologie particulière mais s’appuie sur le consensus d’un ensemble d’individus inorganisés sur un slogan, « Contre la vie chère ». D’autres mouvements politiques et sociaux structurés, des « professionnels de la protestation », ont essayé d’accompagner le mouvement des « boycotteurs ».
Par exemple ce n’est pas la première campagne contre le ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, président du RNI, et propriétaire d’Afriquia. Au cours de 2016, après la victoire électorale du PJD et le blocage qui s’est ensuivi lors de la négociation pour la formation d’un nouveau gouvernement de coalition, une milice électronique avait appelé à boycotter la compagnie pétrolière. Mais cet appel au boycott n’avait pas pris, parce qu’il était isolé, ponctuel et explicitement politique.
Que ce soit le « Hirak » dont les leaders sont pourtant incarcérés, ou ce boycott économique, ces mouvements durent. Quelles peuvent être les solutions de l’État marocain pour les désamorcer?
L’État ne peut dialoguer qu’avec des institutions (partis politiques, syndicats, associations) ou avec des représentants informels de groupes sociaux. Dans le cas du boycott, il n’existe aucun interlocuteur, aucune revendication précise, à part la cherté de la vie et quelques slogans éparpillés tels la séparation de l’économique et du politique. L’État pratique l’attitude de wait and see, en comptant sur l’usure.
D’autre part, je constate une très mauvaise gestion de la protestation sociale sur Facebook par certains membres du gouvernement, tandis que parallèlement, perdure un silence officiel des corps constitués (État, gouvernement, parts politiques, syndicats…) qui comptent sur un boycott passager, éphémère. Certaines déclarations politiques hâtives ont été perçues par les protestataires comme une stigmatisation de leur mouvement. Il s’agit tout à la fois d’un manque d’expérience, d’incompétence en matière de communication ou tout simplement d’une mauvaise gestion politique d’une crise nouvelle.