La santé maternelle est une clé du développement

La condition sexuelle et reproductive des femmes est trop délaissée par les dirigeants politiques. Directrice exécutive adjointe de l’UNFPA (Fonds des Nations unies pour la population), en charge des programmes, Diène Keïta confie le bilan de son travail sur quatre continents, ainsi que ses ambitions. Elle livre son regard issu de son expérience d’ancienne ministre en Guinée et de trente ans passés à l’ONU.
Entretien avec Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet
Vous avez pris vos fonctions en juin 2020, comment avez-vous vécu la période de la pandémie ?
Cela a été pour moi une période très spéciale. Tous mes collègues travaillaient alors de chez eux, un peu partout dans le monde. Or, quand on est une organisation opérationnelle et de terrain, cela rend le travail beaucoup plus difficile. Toutefois, certaines de nos équipes sont restées auprès des populations, du fait de notre mandat humanitaire. Elles ont continué à travailler, dans des conditions extrêmement difficiles.
L’UNFPA vient de publier un rapport intitulé Comprendre l’imperceptible. Agir pour résoudre la crise oubliée des grossesses non intentionnelles. Comment résumer ses conclusions ?
C’est un rapport d’une grande importance pour la période dans laquelle nous sommes. Il dit simplement que la grossesse doit être une aspiration et non une fatalité. C’est pour cela que nous précisons cette notion de grossesse non intentionnelle. En effet, certaines grossesses intentionnelles peuvent être appréciées comme un résultat heureux. Mais nos recherches de terrain ont démontré qu’elles ne le sont pas, pour la plupart, et qu’elles ont des conséquences dramatiques sur la vie des femmes et en particulier des jeunes femmes.
Vous travaillez beaucoup avec les États, en étroite coordination, pour pouvoir affronter cette réalité. Comment menez-vous ce travail alors que les indicateurs ne se sont pas beaucoup améliorés et montrent peut-être même une dégradation, ces dernières années ?
La crise Covid n’a pas facilité l’amélioration des indicateurs ; la crise sanitaire a aussi affecté la santé des femmes et des jeunes filles. La question de la santé sexuelle et reproductive a été directement touchée, d’où l’importance de notre rapport.
Nous renforçons l’éducation formelle et informelle partout et, surtout, nous travaillons beaucoup avec les organisations féministes et de jeunes présentes dans les différents pays pour que leur voix porte. C’est en effet très porteur que les jeunes s’expriment. Ils réussissent à éduquer les anciens mais aussi leurs jeunes frères et sœurs.
Rendez-vous compte : nous enregistrons 121 millions de grossesses non intentionnelles chaque année de par le monde, c’est-à-dire 300 000 par jour ! Les indicateurs sont en fait touchés par ce que nous appelons une crise silencieuse. Comprendre l’imperceptible est, je le crois, un moyen pour les dirigeants de mettre le doigt sur les questions de mortalité et de morbidité maternelle. Et de se rendre compte que, pour parvenir à un développement humain durable, il faut mettre l’accent sur la santé sexuelle et reproductive. C’est l’essence même de la personne humaine.
Qu’est-ce qui explique le rôle paradoxal joué par la femme et son extrême fragilité dans la société africaine ?
Nous observons que les grossesses non intentionnelles sont très élevées chez les femmes mariées. Très souvent, on estime que, parce qu’elles peuvent mettre au monde, elles doivent le faire. Cela sans se poser la question de l’impact que cela aura sur leur vie, sur leur santé et sur leur développement personnel, sans se demander si elles travaillent ou ont d’autres aspirations pour elles-mêmes. Ou qu’elles veuillent simplement s’occuper mieux des enfants qu’elles ont déjà ! C’est cela le défi le plus important.
Notre approche n’est pas seulement sanitaire. Elle est aussi économique, sociale et culturelle. Nous faisons très attention à avoir une approche sensible aux cultures locales pour nous assurer que ces questions sont prises en compte. Je citerai le très bel exemple, au Niger et en Mauritanie, de ce que l’on appelle l’« École des maris » et qui donne des résultats très intéressants.
Comment expliquez-vous la lenteur des États et dans leur réponse à ce fléau qui a pourtant un coût exorbitant ?
Encore aujourd’hui, la grossesse est souvent considérée comme une affaire de femmes et une affaire privée. Les États ne s’en mêlent donc pas, en oubliant profondément que l’indicateur de mortalité maternelle est l’un des plus importants pour le développement social et économique.
Le rapport que nous publions donne des chiffres pour faire voir l’importance de la place de la femme dans la société et pour lui donner le leadership nécessaire ; c’est à elle de choisir cet élément primordial qu’est le don de la vie. Tous les gouvernements, aujourd’hui, veulent voir les jeunes filles à l’école et donner aux femmes le pouvoir de décider. Mais quel est le pouvoir de décision le plus important ? C’est celui de mettre au monde. S’ils ne commencent pas par l’essentiel et se voilent la face, les États n’iront pas très loin.
C’est pour cela que ce rapport est poignant et pertinent. Je crois qu’il est très bien reçu, à entendre les premiers commentaires qui nous parviennent. Nous devons évidemment travailler avec les pays, qui ont tous des caractéristiques différentes. Par exemple, nous remarquons que le niveau de développement impacte le nombre de grossesses non intentionnelles.
Comment l’UNFPA mène-t-elle son travail ?
Dans notre programme stratégique, nous nous occupons des questions de population et de développement. C’est évidemment vaste, alors nous essayons, pour les années à venir, de nous concentrer sur trois aspects fondamentaux. Premièrement, éliminer toutes les mortalités maternelles que l’on peut prévenir et les grossesses non intentionnelles qui peuvent conduire à la mortalité maternelle.
Notre deuxième résultat transformateur est de s’assurer que les demandes en matière de planification familiale sont satisfaites. Si la planification familiale était plus accessible, les pays africains diminueraient grandement les grossesses non intentionnelles.
Enfin, essayer d’éliminer les violences à l’endroit des femmes et des filles et toutes les pratiques néfastes qu’elles subissent. C’est en fait la même chose car une grossesse non intentionnelle est une violence invisible mais très aiguë dans la vie d’un être humain.
Vous-même êtes en poste à New York. Comment conciliez-vous les visites sur le terrain et votre présence au bureau ?
Vous l’avez rappelé, j’ai trente ans de carrière aux Nations unies. Je suis une personne de terrain et je n’ai pas attendu que la Covid-19 ralentisse pour prendre mon bâton et aller voir mes équipes. J’ai achevé un tour de l’Afrique, de l’Amérique latine et du Moyen-Orient et il me reste à visiter deux régions : l’Europe et l’Asie centrale, puis le continent asiatique. C’est aussi important pour nous de rencontrer nos équipes opérationnelles pour leur donner du tonus et les féliciter pour le travail accompli.
Nos opérations actuelles, qu’elles se déroulent en Afghanistan, à Haïti, en Ukraine, au Tigré ou au Myanmar, ne s’arrêtent pas. Nos équipes sont à pied d’œuvre. Dans certains endroits, nous avons des taux de mortalité maternelle exceptionnellement bas grâce au travail fait par nos équipes. Je reviens de Jordanie où, dans un camp, on ne constate aucun décès maternel, ce qui est extraordinaire. Mais ce n’est pas le cas dans d’autres communautés ou dans certaines régions africaines qui sont souvent très inaccessibles. Nous avons besoin que les questions de planification familiale soient prises très au sérieux. Certains pays commencent à faire cela avec un grand succès.
En Afrique, une zone inquiète, c’est le Sahel, avez-vous pu évaluer sa situation ?
Je suis, pour ma part, une afro-optimiste convaincue. On y arrive doucement mais il faut mettre au premier plan la question humaine. Le développement fondé sur l’humain est le seul qui soit réaliste. Quelles que soient les politiques sociales et économiques, nous n’avancerons pas si elles ne prennent pas en compte les besoins fondamentaux des femmes et des jeunes gens, tant la sexualité reproductive ne se limite, loin s’en faut, aux jeunes femmes. La question actuelle du Sahel est justement préoccupante en la matière. Beaucoup d’avancées ont été enregistrées mais comment faire à présent face à toutes les questions difficiles qui se posent à nos équipes sur le terrain ?
Nous allons vers ce que nous appelons « arriver au dernier kilomètre », ou « arriver jusqu’à la cliente », si je peux m’exprimer ainsi. Arriver jusqu’à la jeune fille, au village, et lui donner des moyens. Le premier de ces moyens, c’est l’éducation. Formelle, bien entendu, mais aussi informelle, c’est-à-dire savoir que les produits existent et qu’elle a le choix. Souvent, cette information manque au niveau des États, des communautés et des autorités locales à qui nous nous adressons. Bien sûr, et c’est important, les ONG et toutes les personnes travaillent directement avec les populations locales. Il n’en reste pas moins que, souvent, l’information manque, or elle peut décider de la vie ou de la mort d’une jeune femme.
Comment la répartition financière entre les pays et les programmes est-elle décidée ? Avez-vous suffisamment de moyens pour pouvoir vous attaquer à une question au coût social énorme ?
C’est une question pertinente mais aussi centrale pour ce que nous faisons. Très simplement, nous avons besoin de 228 milliards $ pour atteindre aujourd’hui les résultats visés dans notre programme. Évidemment, nous n’avons pas besoin que cet argent-là passe complètement par l’UNFPA. Si les États sont prêts à prendre leur part en charge, cela nous fera avancer !
Nous réalisons aussi, dans chaque pays, une étude des coûts nécessaires pour que chacun puisse atteindre le développement minimal sur ces questions.
Ces ressources ne sont pas disponibles même si nous avons beaucoup d’appuis. L’UNFPA ne reçoit que des contributions volontaires. Personne n’impose de contribution obligatoire et c’est pour cela que nous engageons ce plaidoyer de manière très forte. Grâce à des médias comme le vôtre, nous pouvons exprimer des chiffres qui résultent de recherches opérationnelles de terrain. Il est important que les dirigeants en tiennent compte, sinon aucune politique de développement ne fonctionnera.
Les programmes de votre organisation se basent sur les ODD (Objectifs de développement durable) des Nations unies, c’est-à-dire des critères attendus par tous. Êtes-vous optimistes quant à la convergence vers ces critères et quels obstacles s’opposent encore à ce processus ?
Des obstacles existent parce que, comme je l’ai dit, la question de la santé reproductive est centrale pour le développement humain. Il faudrait augmenter le niveau d’éducation et, pour cela, que les filles restent à l’école plus longtemps afin qu’elles aient l’éducation nécessaire pour se prendre en charge. Plus elles quittent l’école au niveau secondaire, plus cela crée de risques de mariages précoces et de grossesses non intentionnelles. C’est extrêmement important, tout comme, dans ce cadre, la protection sociale et l’assurance maladie. Or, ces services n’existent pas partout et cette question doit absolument être prise en compte. Bien sûr, l’enjeu sanitaire en tant que tel, à savoir l’accès aux centres de soins et d’information communautaires, est aussi un aspect important. Enfin, on n’en parle pas assez souvent, le recensement de la population est très important pour savoir où sont les populations, les poches de pauvreté et de vulnérabilité les plus importantes.
Œuvre de Fidel Évora, pour l’UNFPA
Comment les pays se coordonnent-ils avec vous et avec vos bureaux présents dans les pays ? Guidez-vous leurs pas ? Comment s’effectue la synergie ?
Nous sommes proches des États et travaillons fortement avec eux. C’est difficile, pour certains, de faire accepter une part de notre terminologie. Parfois, certains trouvent que le terme « santé sexuelle et reproductive » ne doit pas être prononcé dans l’espace public ; mais ils font tout de même un excellent travail tant, qu’en privé, ils veulent bien l’accepter. Et parfois, c’est difficile même quand notre travail est accepté. Dans notre travail, nos indicateurs se situent au niveau des ministères sectoriels. Pour faire comprendre que l’indicateur de mortalité maternelle est essentiel au développement économique, nous menons un grand travail qui passe d’abord par la recherche de données.
Nous essayons de convaincre les États de disposer de données de développement les plus détaillées possibles sur les indicateurs, les questions de violence et de mortalité maternelle, et sur les preuves. On peut prévenir de nombreuses mortalités maternelles, il ne faut les éliminer ! Nous essayons donc de convaincre par cette voie et, là encore, par la planification familiale.
Pourtant, de nombreux Africains ne sont même pas recensés. Comment établir le bon critère d’appréciation de la situation pour pouvoir traiter en profondeur ces aspects ?
Certains pays sont très en retard dans leur recensement mais beaucoup le réalisent. De plus, de nombreuses enquêtes complètent le recensement général de la population. Parmi elles, les enquêtes de démographie et de santé, les enquêtes de nutrition et les enquêtes auprès des ménages. Elles permettent d’avoir une idée globale de ce qui se passe même si nous n’avons pas l’envergure totale de la population. Ce qui est encore mieux, ce sont les gouvernements qui commencent à dédier des lignes budgétaires aux questions de planification familiale pour s’assurer que, dans la protection des femmes et jeunes femmes, ces questions sont prises en compte. Pour que les donateurs et les gouvernements nous accompagnent aujourd’hui, ils doivent être convaincus du bien-être de leur population et être prêts à le prendre en charge.
Terminons cet entretien sur une note d’espoir. Quelles sont les idées d’une femme de terrain comme vous pour accélérer la prise de conscience ?
Je vous assure que ce rapport fera la différence. Je suis pleine d’enthousiasme, venant d’une partie du monde qui a bénéficié des politiques de développement mises en œuvre par les Nations unies. Nous renforçons l’éducation formelle et informelle partout et, surtout, nous travaillons beaucoup avec les organisations féministes et de jeunes présentes dans les différents pays pour que leur voix porte. C’est en effet très porteur que les jeunes s’expriment. Ils réussissent à éduquer les anciens mais aussi leurs jeunes frères et sœurs. J’ai beaucoup d’espoir pour le travail que nous faisons et de plus en plus d’États nous suivent. Je pense que c’est la bonne voie.
Lire notre article de présentation ici ; pour le rapport complet, cliquer sur l’image ci-dessous
@HBY