Hommage : Mohamed Talbi, mon maître et mon ami
L’historien Abdelmajid Charfi* rend hommage à celui qui fut son maître, son ami et, parfois, son contradicteur. Mohamed Talbi, célèbre historien, penseur et islamologue, a disparu le 1er mai à Tunis, à l’âge de 96 ans.
Texte traduit de l’arabe par Rhida Kefi
L’exemple des ex-époux séparés par le divorce, après une longue vie commune au cours de laquelle chacun a beaucoup appris sur l’autre, me vient souvent à l’esprit à chaque fois que je pense à mes relations avec mon professeur Mohamed Talbi et, surtout, aux longues heures que nous avons passées ensemble, chez lui, souvent au cours de l’après-midi, à discuter de tous les sujets en toute franchise, à échanger les informations sur les événements et les personnes, et à confronter nos analyses et évaluations respectives sans arrière-pensées.
Je profitais de ces moments privilégiés pour puiser dans l’océan de son immense savoir et pour dénicher, dans sa riche bibliothèque, les ouvrages et les fascicules que j’ai du mal à trouver ailleurs. Il m’est arrivé aussi de lui apporter les ouvrages de référence qui étaient en ma possession et qu’il voulait consulter.
Il m’invitait à sa maison et parfois à sa table, seul ou avec mon épouse, à chaque fois qu’il recevait un prestigieux invité d’Europe ou d’Amérique. Un jour, j’étais alors doyen de la Faculté des Lettres de Tunis, il m’a invité pour me présenter sa soeur en disant : « C’est la mère de ta secrétaire personnelle». J’ignorais alors cette parenté.
Je n’oublie pas non plus le jour où il était venu à l’École normale supérieure, où j’enseignais, pour me demander avec insistance, mais sans succès, de présenter ma candidature au titre de Maître de conférences, alors que je n’avais pas encore achevé ma thèse, considérant que ceux qui ont accédé à ce titre par cette même voie ne sont pas meilleurs ni plus productifs que moi.
Cette relation très intime s’est cependant rompue, par la suite, et il n’en est resté que les apparences minimales des exigences de la vie sociale civile.
Nous n’étions pas toujours d’accord, eu égard la différence d’âge, d’expérience et de références intellectuelles, mais le respect mutuel a toujours dominé notre relation malgré les divergences, et il lui est même arrivé de changer d’avis sous l’influence des arguments que je lui présentais.
Entre piété et contraintes du progrès
Je me souviens qu’il avait sympathisé, à la fin des années 1980, avec la position du Mouvement de tendance islamiste (MTI, ancêtre d’Ennahdha), vis-à-vis du ministre de l’Éducation (Mohamed Charfi), qui avait critiqué le contenu des programmes d’éducation…
J’ai souvent constaté chez lui une hésitation entre, d’un côté, les exigences de la profonde piété qui fondait son être, et celles du progrès qui s’imposait à lui et affectait, en partie, cette piété.
…islamique, qui étaient souvent en contradiction avec la Constitution du pays et ses lois positives. Dans l’une de nos rencontres, et au terme d’une discussion aussi ferme que franche, il m’avait lancé : « Tu as raison, il faut crever l’abcès. »
J’ai souvent constaté chez lui une hésitation entre, d’un côté, les exigences de la profonde piété qui fondait son être, et celles du progrès qui s’imposait à lui et affectait, en partie, cette piété. Et je dois à la vérité de reconnaître que je n’osais pas lui faire remarquer franchement cette contradiction où il tombait souvent en passant de l’observation des exigences de la foi héritée à l’exaltation des valeurs de la modernité et des acquis de la connaissance scientifique. J’y faisais seulement allusion en choisissant les mots que m’imposait le devoir de considération et de respect, sans hypocrisie ni renoncement à mon opinion.
Quand Mohamed Ben Smaïl, patron des éditions Cérès, m’a sollicité pour écrire une préface à la traduction française de son ouvrage Îyal Allah, réalisée par le père Étienne Renaud, qu’il s’apprêtait à coéditer avec une maison d’édition française sous le titre Plaidoyer pour un islam moderne, j’ai fermement refusé, car je n’étais pas d’accord avec la proposition de ce que Talbi avait appelé dans son livre la « nomocratie parlementaire».