Corruption, déni-démocratique : Sus au monde ennemi ou indifférent…

Comment dénoncer les tares de la société africaine dans tous ses coins et recoins sans en avoir l’air et éviter ainsi de tomber sous le coup de la censure des censeurs et de la bien-pensance ? Des auteurs ont compris la bonne combine : la caricature.
Par SD
Adjé (Togo), Christophe Cassiau-Haurie (France/Cameroun), Jean-François Chanson (France/Maroc), Gildas Gamy (Congo), Kangol Ledroïd (Cameroun), KHP (Congo), Christophe Ngalle Edimo (France/Cameroun), Koffi Roger N’Guessan (Côte d’Ivoire), Pov (Madagascar), toutes ces personnes ont en commun la passion de la caricature.
Dans un album d’ensemble intitulé Nouvelles d’Afrique, (éd L’Harmattan BD) riche de six belles histoires, ces auteurs vont chercher à débusquer les travers de la société tapis dans l’ombre avec chaque fois, un leitmotiv : faire prendre conscience aux autorités publique de la nécessité d’accentuer les politiques publiques autour du bien-être et du mieux-être des populations.
Les six nouvelles « Brazzaville », « la malédiction du peintre en lettres », « un Congolais au Maroc », « le refuge », « l’esprit de famille », « le voyage de Bouna », dénoncent la concussion, les hérésies socio-politiques, les trafics de tous genres, la faillite des élites, la peine des jeunes et leur désir d’émigration.

Six récits qui constituent autant de point de vue sur l’Afrique. La prouesse des dessinateurs est d’avoir réussi à faire passer des messages forts à travers les planches de la caricature. Et ils ne sont pas les seuls.
L’Ivoirien Didier Viodé, lui-aussi, a choisi dans « Vive la corruption », une BD originale, l’astucieux fil conducteur pour s’attaquer à un problème vieux comme Mathusalem.

Même si l’album a un ton très humoristique et archi-drôle, il conserve et ne s’éloigne quasiment jamais de son but premier et la raison de son élaboration : A savoir un regard panoramique et surtout sans concession sur les problèmes qui « gangrènent l’ensemble du continent africain ». Viodé a choisi de partir de l’histoire de Yao, son personnage central, pour en arriver à clouer au pilori « une société où l’argent est la valeur ultime » dans un monde ennemi et indifférent actant ainsi sa « cruauté ».
Saisissant la balle au bond, le dessinateur camerounais Japhet Miagotar, ne dit pas autre chose. A travers Cargaison mortelle à Abidjan, il démontre à l’envie que le combat des caricaturistes africains n’est guère limité dans le cadre spatio-temporel.
L’œuvre qui a remporté le « prix du meilleur graphisme » lors du Festival international de la BD à Alger en 2013, relate avec précision l’affaire du Probo Koala. L’un des plus gros scandales écologiques des années 2000 en Côte d’Ivoire.

A travers ses personnages originaux, inédits, et effrayants, parfois, car inspirés des masques africains, Japhet Miagotar tout en finesse, laisse libre court à sa colère froide, lorsqu’il pointe l’irresponsabilité des personnes à l’origine de ce drame.
Flash-back ! « En 2006, le navire Probo Koala, affrété par une société néerlando-suisse déchargea dans le port d’Abidjan plusieurs centaines de tonnes de déchets hautement toxiques en provenance du Texas, sans aucune précaution particulière ». Conséquence immédiate « la mort de 17 personnes et l’intoxication de plusieurs milliers d’autres ». Inutile de dire que « cette affaire est devenue l’un des symboles des relations dégradées entre l’Occident et l’Afrique ».
C’est d’ailleurs ce que sous-entend l’auteur à travers ses personnages. Pour lui, il n’y a aucun doute, il y a un avant et un après Proba Koala. Un après qui inaugure l’ère d’une forme nouvelle de « piraterie internationale ».
En sortant de son île natale, Madagascar, Anselme Razafindrainibe* lance un furieux « Putain d’Afrique » ! Le ton est corsé. Les personnages caricaturés ne paient pas de mine, le lecteur suffoque et est pris à la gorge : le malaise.
Razafindrainibe a voulu que son œuvre donne cette sensation tant les questions qu’il aborde sont cruciales et furieusement d’actualité : Tour à tour, il dénonce les ingérences étrangères en Afrique, la dictature, le socialisme tropical et les simulacres de démocratie.

Le dessinateur malgache va plus loin en montrant du doigt accusateur la « kleptocratie, les anciens et nouveaux colons, les corrupteurs et les corrompus, les maîtres et les laquais, les exploiteurs et les profiteurs », il assomme « les égorgeurs et les « constricteurs » », tous coupables à ses yeux du sous-développement ambiant en Afrique.
Evidemment sa BD privilégie le rire jaune, le rire gras, le rire tout court, mais l’album aussi pousse à le révolte, dans le sens de partout où il y a l’Homme, il y a invitation à la réflexion, donc à la révolte contre l’injustice sociale. Avec Razafindrainibe, le lecteur en arrive doucement, progressivement, mais fermement à une prise de conscience autour des sujets analysés.
Dans le prolongement de « Putain d’Afrique » et avec à peu près le même ton caustique, la BD « Le turban et la capote ». Certes le titre en lui-même est déjà un brin provocateur, mais Luke Razaka l’a voulu ainsi lorsqu’il a décidé d’adapter la pièce de théâtre du même nom, de l’écrivain mahorais Nassur Attoumani.
Car aborder la question de la place de la femme, la polygamie le voile et la contraception – des sujets clivants – dans une société musulmane et un monde fortement codifié, n’est pas une sinécure. S’adossant donc sur l’île de Mayotte, le caricaturiste avance sur des chemins interdits, explore des tabous et se met en danger face au radicaux et autres extrémistes opposés à toutes velléités de changements et même tout simplement de réflexion…

Dans les 80 pages, l’auteur titille, chahute, s’insurge et attaque sabre au clair. Il ne choque pas, car la parade pour faire passer ses messages se trouve dans une caricature enjouée, belle, réaliste, et très pragmatique. « Le turban et la capote » est aussi une sacrée invitation à découvrir l’archipel Mayotte, un bout d’Afrique perdu quelque part dans l’océan Indien…
De leur côté, Koffi Roger N’Guessan et Christophe Cassiau-Haurieont ont opté pour l’exploration d’un autre genre dans la BD : les enquêtes policières. Les deux auteurs mettent en scène « le commissaire Koro et l’inspecteur Kouamé » menant des enquêtes dans une Côte d’Ivoire qui sort, il y a à peine un an, d’une décennie de crise militaro-politique.

Dans « Les fins limiers », le questionnement est prégnant. Que reste-t-il d’un peuple qui, dix années durant, a entendu les rafales de balles et leur sifflement, la déchirure du tissu social et économique, le discrédit jeté sur la classe politique à l’origine de l’immixtion de l’armée dans la sphère politico-publique ? Au fil des enquêtes, N’Guessan et Cassiau-Haurieont mettent le curseur sur les travers qui ont gravement mis en danger le développement de ce pays.
Ils dénoncent avec humour, critiquent avec rire, invectivent avec joie, et projettent la lumière sur les questions confinées dans des cercles élitistes ou ceux pour qui l’omerta est la règle. Mais aussi la vie quotidienne des populations est visitée et revisitée pour en comprendre les codes et les ressorts.
« Le commissaire Koro et l’inspecteur Kouamé », plongent à pas humoristiques les lecteurs dans la découverte cultuelle et culturelle de la Côte d’Ivoire avec son zouglou (genre musical populaire et urbain), et son argot local le nouchi. « Les fins limiers » est une BD avant-gardiste aussi d’autant qu’elle est « la première BD africaine interactive ».
Avec les caricaturistes, le « tout-critique » n’est pas l’unique pan de la BD. Il en existe d’autres comme ceux visibles dans « Moto-Taxi » du Béninois Hodall Béo.

Cette autre catégorie permet, sans être dans la dénonciation systématique, tout en se positionnant au nom de la diversification, de comprendre la vie des populations, leur inventivité, leur talent, leur humour et leur système D. Il en va de des motos-taxi communément appelés « zémidjans » au Bénin « rouage essentiel de l’économie du pays ».
A travers cette œuvre, le dessinateur Hodall Béo lance une invitation originale à ses lecteurs pour le suivre dans « ses multiples aventures et mésaventures qui sous son crayon deviennent autant de gags vrombissants ».
Grâce à « Moto-taxi », le lecteur découvre une autre manière de voir les Béninois et surtout leurs zémidjans se faufilant partout dans les bouchons et les manifestations. Cette BD purement caricaturale faite pour rire en arrive tout de même à lancer quelques pics, au détour d’un dessin. Pour dire que la critique et l’humour sont deux faces d’une même pièce.
*Razafindrainibe (1956-2011)