Ould Abdallah: « La retribalisation des États est une catastrophe »

Ahmedou Ould-Abdallah voit dans la corruption et le clientélisme les sources du chaos sahélien. Cet ancien diplomate onusien, président du Centre stratégique pour la sécurité du Sahel-Sahara (Centre 4S) croit encore aux partenariats avec l’Europe pour assurer l’avenir des pays du Sahel.
Par Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet
Une première question directe : Où va le Sahel ? On a l’impression que cette zone est en feu…
Le Sahel se porte très mal, vous avez raison. Je distingue plusieurs raisons à cette situation. La principale, pour moi, et en dehors du fait qu’on parle souvent d’une démographie galopante, d’une urbanisation rapide et coûteuse pour les populations, du chômage des jeunes, c’est aussi et surtout le manque de transparence dans la gestion des Finances publiques.
Je me méfie de ce slogan de « solution africaine aux problèmes africains ». Il faut une intervention internationale, soit politique, soit diplomatique. Aujourd’hui, des cas s’opposent et il faut une cohérence des institutions régionales. On ne peut pas fermer les yeux sur des élections truquées et vouloir condamner un coup d’État.
Que ce soient pour les finances de l’État, celles de l’armée…, le fait que la corruption soit glorifiée et impunie fait qu’elle se perpétue. Ce manque de bonne gouvernance discrédite les gouvernements et les institutions. On ne traite pas de la corruption systémique et c’est l’impunité qui fait la différence.
Que cachent les coups d’État dans la région ? Ils ont un sens aujourd’hui, même si on les condamne. C’est la faillite des hommes politiques dans la gestion des pays et des crises.
Tout à fait. Mais il faut voir les raisons de cette faillite. C’est la faillite de la démocratisation qui a commencé par la fin de la Guerre froide et celle des institutions qui ont voulu promouvoir la démocratisation. Heureusement, on trouve des exceptions dans cette région. Tout le monde s’accorde à dire que le Sénégal n’est pas tombé dans le panneau. On y trouve une société civile importante et largement vue comme indépendante. C’est la même chose pour les médias.
Ce qui ne va pas, n’est pas seulement le terrorisme. C’est aussi l’excès des élites politiques qui veulent garder tout le pouvoir politique, économique et même social. On ignore la puissance des médias modernes. Les gens sont informés or on veut les traiter comme si nous étions dans les années 1960 ou 1970. Cela ne marche plus.
Y a-t-il une possibilité de rattraper ces erreurs ? Comment reconstruire le Sahel taraudé par le terrorisme et par un djihadisme dévastateur ?
Vous faites le vrai diagnostic et c’est la vraie question à laquelle nos dirigeants, nos élites publiques et privées doivent se confronter. Pour sa part, la Mauritanie est à cheval entre le Maghreb et le Sahel. Économiquement, historiquement et socialement, nous sommes une partie de ce Sahel qui va de la côte Atlantique de la Mauritanie jusqu’au Soudan.
Les populations sont confrontées à cette crise essentiellement politique mais dont l’origine est une gestion patrimoniale, même si on a usé et abusé de ce mot, et clanique, des Finances publiques. Il n’y a qu’à voir les contrats commerciaux qu’on fait avec des entreprises nationales et étrangères à l’ère de la transparence ! Les gens n’acceptent plus cela.
Dans les années 1960 et 1970, l’ambition des citoyens et pas seulement des gouvernements était de construire un État unitaire. Aujourd’hui, depuis une dizaine d’années, on voit la retribalisation des États, le gouvernement de telle région ou de telle ethnie. C’est une catastrophe.
Pourtant, on voit que les organisations régionales comme la CEDEAO ou continentales comme l’Union africaine ne trouvent aucune solution. Surtout, on a l’impression d’une coupure entre les dirigeants et leur peuple.
Vous avez parfaitement raison. Prenons une organisation dont on ne parle pas, l’Union du Maghreb arabe. Elle s’est effondrée, c’est très grave. L’UA et la CEDEAO ont voulu gérer les pays comme pendant la Guerre froide. Elles ont voulu jouer au Pacte de Varsovie en donnant des directives.
Le monde a changé. On ne peut pas condamner des coups d’État si on ne condamne pas des élections truquées. Les populations sont informées par les médias en ligne comme les vôtres. Le langage de l’UA doit être proche des populations. La CEDEAO souffre d’un clivage régional. Il ne fait aucun doute pour moi que le président du Ghana est un homme cultivé et responsable. Mais cette organisation est un club d’amis !
Il n’y a pas de doute que Muhammad Buhari (président Nigeria), qui avait fait un coup d’État mais qui est un homme austère et sérieux, a été élu démocratiquement et qu’il veut une bonne gestion comme celle du président du Sierra Leone, comme Macky Sall et d’autres. Les dirigeants qui s’accrochent au pouvoir au mépris de l’évolution des choses, au mépris des réseaux sociaux, sont ceux qui affaiblissent les institutions. Il faut en profiter pour tenir compte de l’évolution de la technologie, du réveil de la population et du refus du retour au tribalisme.
Beaucoup d’Africains réclament des solutions africaines à ces crises. L’action de Barkhane a failli, même si cette force armée a eu des résultats. L’approche sécuritaire et militaire semble à côté de la plaque.
Je me méfie beaucoup de ce slogan de « solution africaine aux problèmes africains ». J’étais à Washington en 1997 quand on a lancé cette idée à la suite du désastre en Somalie et du génocide des Tutsi au Rwanda. Cela a permis à l’Europe et aux États-Unis de se dégager. Or il n’y a pas de solution européenne à une crise européenne telle que celle de l’ex-Yougoslavie ou aujourd’hui de l’Ukraine.
Il faut une intervention internationale, soit politique, soit diplomatique. Cette recherche de spécificité africaine est un piège. Aujourd’hui, des cas s’opposent et il faut une cohérence des institutions régionales. On ne peut pas fermer les yeux sur des élections truquées, des troisièmes mandats, tout ce qui est inacceptable, et vouloir condamner un coup d’État.
Certes, mais les faits, ici les coups d’État, se déroulent. Comment voyez-vous la situation, avec la multiplicité d’acteurs comme la Russie qui entrent dans le jeu et risquent d’aggraver la situation ?
Le Sahel n’a pas besoin d’une nouvelle Guerre froide. Dans les années 1960, la Russie était très présente en Guinée et au Mali. Le Mali avait le franc malien dont l’échec est probablement à l’origine d’une émigration massive, dans la région de Kayes en particulier.
Il faut qu’on revoie les rapports entre les pays. Il faut revoir nos relations avec la France et l’Union européenne. Les Africains ne peuvent plus décider seuls comme dans les années 1960. Ils ont sur le dos les réseaux sociaux et la presse internationale accessible par Internet. Le bureau politique soutiendra tout ce qu’un président dit. Mais l’intérêt est limité.
J’espère que la Russie ne recherche pas une présence comme pendant la Guerre froide. Pourtant s’installent les Wagner (des « militaires » d’une entreprise russe privée) en Centrafrique et qui seraient aussi en Libye. La Chine a une présence très ancienne. Même les conservateurs comme moi avaient une grande sympathie pour la Chine parce qu’elle a construit le premier port et le premier grand immeuble en Mauritanie. Aujourd’hui, la Chine détient 25% de la dette africaine !
Il faut plus de transparence dans les rapports entre la Chine et les pays africains, surtout dans le domaine économique, dans la pêche en Mauritanie ou les mines au Mali, au Ghana ou au Congo. La Chine doit faire un effort de transparence et ne pas accepter d’accords de ce genre.
La Russie a tenu des sommets à Odessa avec les pays africains. La Chine et le Japon aussi ainsi que la France qui vient de le faire avec des chefs d’État et avec la société civile. Malheureusement, ce sont toujours les présidents qui décident. Il faut décentraliser plus ou consulter plus pour parvenir à un consensus.
Dans ce contexte, quid du G5 Sahel ?
C’est une question très importante pour moi en tant que membre d’un pays du G5 Sahel et qui surtout abrite son siège. La Mauritanie, le Tchad et le Niger sont les seuls pays envers lesquels il n’y a pas, pour le moment, d’ostracisme. La présidence doit passer au Tchad ou au Niger.
J’espère que mon pays mettra les bouchées doubles pour renforcer le secrétariat du G5 Sahel. C’est une institution dont la région a besoin et qui doit être élargie à des pays tels que le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Mais la crise continuera tant que la gestion ne sera pas transparente. On ignore la corruption de nos pays au niveau de la police ou des Douanes. C’est ce qui affaiblit le G5 Sahel et qui appelle des partenaires, au-delà de la France.
Si Barkhane se retire, au stade actuel, la situation du Mali deviendra extrêmement grave. Si Barkhane reste et n’est pas acceptée auprès de la population, elle deviendra un problème. La crise autour du contingent danois est un exemple aujourd’hui de cette guérilla interalliée qui ne peut que favoriser les adversaires.
Comment rendre ces idées praticables par les politiques ? Peut-on imaginer une hiérarchisation de ces actions à mener ? L’Union africaine qui tient son sommet les 5 et le 6 février va-t-elle sortir de son incapacité et se projeter au-delà des urgences ?
Les pays de l’Union européenne ont des institutions plus anciennes que les nôtres et des alliances plus anciennes. Il y a toujours des divergences entre Bruxelles et, pour ne pas les citer, certaines capitales comme la Hongrie ou la Pologne. Nous devons en tenir compte en Afrique et ne pas vouloir gérer quotidiennement à partir d’Addis-Abeba la situation en Gambie, en Guinée Bissau, en Guinée équatoriale ou Guinée Conakry. Il faut aussi une gestion plus légère. Même l’OTAN a des divergences.
L’Union africaine a les compétences et l’organisation qu’il faut. Son secrétaire général et son cabinet sont très pragmatiques. Il faut cesser de vouloir diriger comme si on était dans le centralisme des années de Guerre froide. Parlons des modèles de succès. Quand le Mozambique a subi une attaque terroriste qui a bloqué les activités de Total, un pays africain est intervenu très discrètement et a pu gérer la situation, le Rwanda. Ce pays a déployé des troupes sans tambour ni tam tam. Pour le moment, c’est stabilisé sans effusions de sang. J’insiste sur ce point : il faut éviter le « centralisme démocratique » des années 1970.
L’OIF (Organisation internationale de la Francophonie) vous a nommé envoyé spécial au Tchad en mai 2021. Qu’en est-il de cette action ? D’autant que le Tchad, encore en transition, n’a pas encore réglé ses problèmes.
Effectivement, la situation du Tchad mérite notre attention. D’abord, même si je ne parle pas en tant que représentant de la Secrétaire générale, Louise Mushikiwabo, j’ai été dans ce pays et j’ai vu récemment le président Mahamat Déby à Paris. La situation est un test extrêmement intéressant pour la région. La réussite de cette transition peut servir parce qu’on a trouvé non pas une solution mais le point de départ. De mon point de vue, ce qui s’est passé n’était pas un coup d’État. Le président est mort pendant un conflit et il fallait sauver la situation et la stabiliser. Maintenant, c’est fait. Il y a eu des militaires et, ce qui est très important, la recherche d’un consensus.
Le pays a connu tellement de crises que, à mon avis, cette période doit être gérée en tenant compte des nombreux groupes rebelles à l’étranger. Mais sans ignorer qu’au Tchad comme dans toute la région, deux-tiers de la population a moins de trente ans. Tant de jeunes sont chômeurs et n’ont pas d’avenir… Si on ne fait pas quelque chose pour ces jeunes et pour le monde rural qui part massivement vers les banlieues des grandes villes, le problème restera le même.
Le Tchad a mobilisé, pour le moment, 800 milliards de F.CFA (1,2 milliard d’euros), c’est énorme. Mais la conférence de dialogue national qui devait avoir lieu fin 2021 a été reportée pour renforcer la base. Au stade actuel, avec le sommet de l’Union africaine, avec le Ramadan qui arrive, je la vois difficilement avoir lieu en février. Il faut qu’elle ait lieu et surtout que le gouvernement continue de voir son opposition comme il l’a fait. Le gouvernement comprend beaucoup de membres de l’opposition, que j’ai rencontrés pendant mes séjours.
@HBY et NB