Un « manuel » à ne pas suivre

Les autorités marocaines utilisent des techniques indirectes et sournoises pour réduire au silence les militants et les journalistes critiques, considère Human Rights Watch. L’ONG vient de publier un rapport plutôt sévère à l’égard du royaume, écornant son image de pays modéré.
Par Laurent Soucaille
Dans un rapport de près de 150 pages intitulé D’une manière ou d’une autre, ils t’auront, Human Rights Watch recense une série de techniques qui, lorsqu’elles se cumulent, forment un écosystème de répression, visant non seulement à museler les voix dissidentes mais aussi à effrayer toutes les critiques potentielles. Non sans ironie, l’ONG précise que son rapport relatif au Maroc peut être lu comme étant « un manuel » des techniques de répression…
Ces « tactiques » comprennent des procès inéquitables et de longues peines de prison pour des accusations criminelles sans fondement, des campagnes de harcèlement et de diffamation dans les médias d’État, et le ciblage des proches des dissidents. Les détracteurs de l’État font également l’objet d’une surveillance vidéo et numérique et, dans certains cas, d’intimidations et d’agressions physiques sur lesquelles la police n’a pas enquêté correctement.
« Tu nies les calomnies et les accusations absurdes, une par une… Tu te défends contre les coups bas, l’un après l’autre… Tu parles, parles et parles encore. Mais à la fin, d’une manière ou d’une autre, ils t’auront. »
Omar Radi, journaliste, condamné à six ans de prison en appel, en mars 2022, pour atteinte à la sûreté de l’État et vol, attend les résultats de son pourvoi en Cassation.
Pour Lama Fakih, directrice pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Human Rights Watch, « la communauté internationale devrait ouvrir les yeux, voir la répression pour ce qu’elle est, et exiger qu’elle cesse ».
Human Rights Watch a analysé huit cas de répression à multiples facettes, impliquant douze procès et de multiples cibles associées. Pour cela, elle a interrogé 89 personnes à l’intérieur et à l’extérieur du Maroc, y compris des personnes soumises à un harcèlement policier ou judiciaire, des membres de leur famille et des amis proches, des défenseurs des droits humains, des militants sociaux et politiques, des avocats, des journalistes et des témoins de procès. Human Rights Watch a également assisté à 19 séances de procès de divers dissidents à Casablanca et Rabat, a examiné des centaines de pages de dossiers judiciaires et d’autres documents officiels, et a suivi de près les médias alignés sur l’État pendant plus de deux ans.
Procédures inéquitables
Depuis 1999, Human Rights Watch a recensé des dizaines de condamnations de journalistes et de militants pour des motifs liés à l’expression, en violation de leur droit à la liberté d’expression. Ces procès se poursuivent. Parallèlement, les autorités ont affiné une approche différente pour les critiques de premier plan, en les poursuivant pour des délits non liés à l’expression, tels que le blanchiment d’argent, l’espionnage, le viol et l’agression sexuelle, et même la traite des êtres humains.
Le rapport évalue si le processus de procès dans de telles affaires a respecté les normes internationales régissant le droit à une procédure équitable.
Dans les procès examinés, Human Rights Watch a constaté que les dissidents, leurs proches ou leurs associés ont été condamnés sur la base d’accusations qui, par leur nature même, violaient les droits humains internationalement reconnus ou, lorsque les accusations étaient légitimes, sur la base de procédures inéquitables qui violaient de nombreuses garanties de procès équitable.
Parmi les problèmes de procédure, l’organisation cite la détention provisoire sans justification individuelle, le refus d’accorder aux accusés l’accès à leur dossier pendant de longues périodes, le rejet des requêtes de la défense visant à entendre et à contre-interroger des témoins importants, et la condamnation d’accusés emprisonnés en leur absence après que la police ne les a pas conduits au tribunal.
Par exemple, le rapport revient sur l’affaire Afaf Bernani, cette salariée du quotidien Akhbar Al-Yaoum – critique du régime. Selon la police, la jeune femme aurait déposé plainte contre son patron, Taoufik Bouachrine, pour agression sexuelle. Ce qu’elle a nié, accusant la police d’avoir écrit un faux. Résultat, elle a été condamnée pour diffamation envers la police et dénonciation de crime imaginaire. Tandis que Taoufik Bouachrine a été condamné à 15 ans de prison, en 2019, sur la foi d’autres plaintes. Afaf Bernani a fui en exil.
On se souvient aussi des enquêtes menées par Amnesty International et le consortium journalistique Forbidden Stories, qui ont révélé que les autorités marocaines étaient à l’origine du piratage des smartphones de plusieurs journalistes et défenseurs des droits, aux côtés de milliers d’autres personnes peut-être, à l’aide du logiciel espion Pegasus, entre 2019 et 2021.
Campagnes de diffamations
L’une des cibles de Pegasus dont Human Rights Watch a examiné le cas, l’économiste et militant des droits Fouad Abdelmoumni, a également été soumise à une surveillance vidéo. Après avoir défié les menaces proférées par des parties anonymes s’il ne modérait pas ses critiques à l’égard des autorités, des clips vidéo filmés secrètement le montrant dans des situations intimes avec sa fiancée de l’époque ont été envoyés à la famille de celle-ci.
Qu’elles aient ou non fini devant un tribunal ou en prison, les personnes dont Human Rights Watch a examiné le cas ont toutes fait l’objet de campagnes de diffamation omniprésentes de la part d’une constellation de sites Internet qui auraient des liens avec la police et les services de renseignements marocains. Cette « constellation de la diffamation », comme l’appellent les journalistes marocains, proposent des articles sur les détracteurs de l’État, dans lesquels figurent des insultes et des informations personnelles, notamment des relevés bancaires et de propriété, des captures d’écran de conversations électroniques privées, des allégations sur des relations sexuelles ou des menaces de les révéler, ainsi que des détails biographiques intimes des proches.
Les dissidents interrogés ont déclaré que la seule perspective d’être pris pour cible par ces médias les dissuade de s’exprimer. « Il y a un climat d’inquisition », relate Hicham Mansouri, un journaliste qui a obtenu l’asile en France après avoir passé dix mois en prison au Maroc pour adultère. « Sexe, drogue, alcool… s’ils ne trouvent rien, ils fabriquent des accusations… »
Le « manuel » comporte une série de recommandations à l’État marocain et à ses différentes administrations, pour que cessent ces différentes pratiques. En particulier, il recommande de toiletter certaines lois jugées trop floues, trop susceptibles d’interprétation, donc d’arbitraire policier ou judiciaire. L’ONG s’adresse aussi aux partenaires du Maroc, notamment l’Union européenne, pour qu’ils fassent pression sur le pays afin qu’il applique de meilleurs principes de gouvernance.
Rapport complet ICI.
Manifestation de soutien envers la journaliste Hajar Raissouni, qui sera graciée par le roi Mohammed-VI, le 16 octobre 2019, après avoir été condamnée à un an de prison pour « avortement illégal » et « sexe hors mariage ». Deux motifs de pression politique que Human Rights Watch recommande de faire disparaître de l’arsenal législatif marocain.
@NA