Tunisie : La réconciliation selon Ben Sédrine
À 67 ans, Sihem Ben Sédrine est à la tête de l’Instance vérité et dignité qui a pour but de réconcilier les Tunisiens. Au-delà de l’action, laborieuse mais nécessaire, de l’organisation, le caractère entier de sa dirigeante attire les critiques.
Tunis, Mathieu Galtier
La conférence de presse terminée, Sihem Ben Sédrine se dirige droit vers les manifestants au fond de la salle. Elle apostrophe un homme qui la dépasse facilement d’une trentaine de centimètres. Des gardes tentent d’extraire la présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD), mais celle-ci refuse de fuir devant ces Tunisiens en colère face à la lenteur de l’organisation. Courage physique, autorité et entêtement, voilà Sihem Ben Sédrine résumée en une scène.
«Ma responsabilité est d’établir la vérité et de comprendre le mécanisme de la dictature, d’ici à la fin de mon mandat. À ce moment-là, j’aurai des comptes à rendre aux Tunisiens. Personne ne va me demander si j’ai été injuste avec untel ou untel»
Des traits de caractère dont l’ancienne militante de gauche de 67 ans use – et abuse selon ses détracteurs – depuis juin 2014 et son élection à la tête de l’IVD, en charge de la justice transitionnelle. Une tâche digne de Sisyphe.
Les membres de l’Instance ont jusqu’à l’été 2018 pour dévoiler la vérité sur les violations des droits de l’homme, économiques et sociaux, entre le 1er juillet 1955 (autonomie de la Tunisie) et le 24 décembre 2013 (promulgation de la loi organique sur la justice transitionnelle) ; ils doivent aussi réhabiliter les victimes et proposer des réformes pour ne plus reproduire les erreurs du passé. Une « mission impossible » qu’avait relevée avec succès Desmond Tutu, en Afrique du Sud, concernant les crimes de l’apartheid.
« Sihem Ben Sédrine n’est pas Desmond Tutu, ni le Saint-Esprit, sourit Mustapha Ben Jafaar, ancien président de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Mais c’est justement grâce à sa force de caractère que l’Instance vérité et dignité fonctionne de manière indépendante. » L’homme politique a été un compagnon de route de Sihem Ben Sédrine au moment du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), ONG créée en 1998 pour dénoncer la torture sous le régime de Ben Ali. De même, Moncef Marzouki, grand opposant à la dictature, est un des fondateurs du CNLT, mais c’est bien au domicile de Sihem Ben Sédrine que le groupe se réunit.
«Les gens jetaient des poubelles sur ses murs, se souvient Mustapha Ben Jafaar. Les policiers la harcelaient sans cesse et plutôt que de faire le dos rond, comme on le faisait tous, elle répondait du tac-au-tac quitte à être encore plus surveillée. » En 2001, elle est arrêtée sept semaines. Elle subit des violences physiques et est la cible d’une campagne de diffamation dans laquelle les partisans de Ben Ali détournent des photos d’elle pour la présenter comme une prostituée.
«Peu d’hommes auraient pu surmonter ces épreuves comme elle l’a fait, assure, admiratif, Mustapha Ben Jaffaar. En privé, elle est très tendre avec ses amis et sa famille mais à l’extérieur, elle montre son caractère trempé et répond coup pour coup. » La diplômée en philosophie de l’université de Toulouse reçoit de nombreux prix internationaux comme le prix Alison Des Forges attribué par l’ONG Human Rights Watch en 2012, « pour son courage et sa persévérance hors du commun ».
Un passé militant exemplaire
Un CV qui fait de Sihem Ben Sédrine une candidate naturelle pour siéger à l’IVD, voire la diriger, d’autant plus que la commission parlementaire ad hoc chargée de nommer en 2014, les quinze membres de l’Instance est présidée par Moustapha Ben Jafaar, au titre de président de l’ANC. Sauf que la personnalité cassante de l’ancienne militante pose problème.
Sihem Ben Sédrine est élue de justesse par six voix sur dix. Nefissa Wafa Marzouki faisait partie de la commission et a voté contre: « Sihem Ben Sédrine a été une figure importante pour la liberté, pour les droits de la femme, mais c’est une tsarine, elle veut tout contrôler. Si elle était choisie comme membre, j’étais sûre qu’elle allait être présidente. Pour moi, l’Instance ne devait justement pas être dirigée de manière autoritaire».
Nefissa Wafa Marzouki explique avoir été convaincue de voter contre Sihem Ben Sédrine après avoir rencontré des journalistes de la radio Kalima fondée par la future présidente de l’IVD : « Ils m’ont dit qu’ils n’étaient pas payés régulièrement, qu’ils devaient travailler douze heures pas jour. Je ne voulais pas de ça pour l’IVD».
Mais le principal grief contre Sihem Ben Sédrine concerne ses accointances politiques. Bien qu’issue du mouvement de la gauche, la Tunisienne originaire de La Marsa, est décrite comme proche du parti islamiste Ennahdha. Monia Ben Jemia, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates, regrette par exemple que Sihem Ben Sédrine ait fait de la liberté des femmes de porter le voile – une pratique mal vue sous Bourguiba et Ben Ali – l’un de ses chevaux de bataille.