Tunisie : Les effets pervers d’une dyarchie
Neuf gouvernements en moins de sept ans, un pouvoir équilibré mais inefficace entre le Président et le gouvernement… À quoi la révolution tunisienne a-t-elle servi ?
Tunis, Ridha Kéfi
L’incapacité dans laquelle s’est trouvée l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) d’élire le nouveau président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), durant deux sessions extraordinaires, les 25 et 26 septembre 2017, après moult tentatives pour obtenir un consensus entre les blocs parlementaires, a achevé de mettre à nu les graves dysfonctionnements du système politique vaguement démocratique mis en place en Tunisie au lendemain de la révolution de janvier 2011.
Cet échec, l’universitaire Noura Borsali l’impute à la tradition de «consensus» instauré comme mode de fonctionnement de l’Assemblée nationale constituante (ANC) par la « troïka », l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, et maintenu, plus tard, par les partis composant les blocs parlementaires de l’actuelle l’ARP.
Selon l’analyste politique, cette recherche du « consensus » ou du « compromis » a ouvert la voie aux tractations, combines et manipulations. Et aux pratiques dilatoires pour empêcher tel vote ou bloquer telle décision. Les plus courantes étant les absences volontaires pour empêcher l’atteinte du quorum, favorisant, ainsi, les reports successifs des votes (il y a eu jusqu’à six reports dans certains cas) et empêchant l’obtention de la majorité requise pour l’adoption d’une loi ou l’élection d’un membre d’une instance constitutionnelle.
Outre le fait que, dans le cas de l’ISIE, cette recherche d’un consensus factice bloque l’institution, porte atteinte à son indépendance et assure la mainmise des partis politiques sur ses décisions, ce passage obligé par les marchandages entre les partis induit des blocages dans le système politique et ralentit le travail du pouvoir exécutif, dont les propositions de loi, plus urgentes les unes que les autres, notamment celles dont dépend la relance économique, s’entassent dans les tiroirs de la présidence de l’Assemblée.
Une crise manifeste
Selon Farhat Othman, ancien diplomate et analyste politique, l’échec de l’élection du président de l’ISIE constitue «bien plus qu’une simple pantalonnade politicienne, farce burlesque ou grossière bouffonnerie. Il traduit une crise qui est la manifestation de celle, encore plus grave, d’un régime politique pratiquant l’hypocrisie en tout au nom d’une illusoire démocratie», un régime où «la légalité formelle est trouée d’illégalités sans nombre».
« La crise de l’ISIE est la preuve de la banqueroute morale et politique du système étiqueté consensuel et illustre le passage du consensus comme accord et consentement collectif à un accommodement des plus forts, une alliance stratégique, un arrangement d’intérêts par une entente malhonnête n’ayant point en vue l’intérêt de la patrie, mais ceux des partis prétendant en être l’incarnation », ajoute Farhat Othman. Qui conclut par cette interrogation traduisant le scepticisme actuel d’une grande partie des Tunisiens : « Qu’est-ce qui différencie, au final, de tels partis des gouvernants de la dictature qui disaient connaître l’intérêt du pays, lui dictant leurs choix ?».
Blocage de l’action gouvernementale
On retrouve ce même scepticisme chez l’historien Yassine Essid qui qualifie le régime actuel en Tunisie d’« hybride caractérisé par la responsabilité d’un chef de gouvernement devant une Assemblée dépositaire de la souveraineté populaire, censée traduire en lois la volonté générale, et l’imposer en dernier ressort ». Or, poursuit le chroniqueur, « sans une rationalisation ni un encadrement suffisants des capacités du parlement et de la conduite des partis qui le composent, les projets législatifs du gouvernement se retrouvent contrecarrés par une assemblée de députés qui passent leur temps à faire de l’obstruction à travers des manoeuvres dilatoires, et par des rivalités et des conflits de personnes, annihilant ainsi l’action gouvernementale ».
Le tableau brossé par Yassine Essid ferait sourire s’il ne laissait présager un avenir sombre pour la jeune démocratie tunisienne : « La longueur des palabres des élus, la complexification du travail législatif, l’absence d’une majorité nette dont serait issu le chef de l’exécutif, qui lui offrirait un soutien fort et indéfectible, font que les lois sont constamment déportées vers un parlementarisme exacerbé. À cela s’ajoute l’instabilité d’un champ politique où personne ne décide de rien, bouleversé en permanence par l’exode des uns, l’incompétence et l’indifférence des autres. »
Un système hybride
Au lendemain de la révolution, l’ANC a planché sur la rédaction d’une nouvelle Constitution. Pour éviter les dérives du régime présidentiel qui avait dégénéré en dictature durant les règnes de Bourguiba et Ben Ali, les Constituants ont abouti à un système hybride, fruit du compromis entre ceux qui souhaitaient un régime parlementaire classique (les islamistes d’Ennahdha) et ceux qui demandaient plutôt un régime semi-présidentiel plus favorable au chef de l’État (les libéraux), avec un pouvoir exécutif partagé entre le président de la République et le chef du gouvernement ; pouvoir réquilibré, du moins formellement, au profit du second.
Si, sur le papier, ce système offre la garantie d’empêcher toute possibilité de retour à la dictature, il a abouti, dans la réalité, à un dispositif non viable, car au-delà des contraintes de la Constitution, souvent d’ailleurs dépassées (ou contournées) par la pratique politique, le système actuel se caractérise par des blocages à tous les étages.
D’abord, au niveau de l’Assemblée, le détenteur du pouvoir initial, où, au lendemain des législatives de 2014, la constitution d’une coalition des deux partis disposant du plus grand nombre de sièges, le libéral Nidaa Tounes et le conservateur Ennahdha, n’a pas abouti au but recherché : assurer au chef du gouvernement une majorité confortable pour faire passer les douloureuses réformes qu’il est censé mettre en oeuvre.