Tunisie, au milieu du gué
En Tunisie, la transition démocratique est en bonne voie, mais rien n’est encore gagné et les motifs d’inquiétude restent nombreux. Le nouveau pouvoir issu des urnes n’aura pas droit à l’erreur.
Vue de l’étranger, la Tunisie offre l’exemple d’une transition démocratique réussie, dans un monde arabe où la promesse du « Printemps » a dégénéré en tempêtes politiques et conflits armés. Mais vue de l’intérieur, la patrie de Mohamed Bouazizi – le jeune homme qui, en s’immolant par le feu, a déclenché « la Révolution du jasmin » – présente une image plus contrastée d’un pays au milieu du gué où tout est encore possible, le meilleur, bien sûr, mais aussi le pire. Car si les avancées de la transition démocratique sont réelles et présentent des motifs de satisfaction, il reste des ombres au tableau, et des retours en arrière ne sont pas à écarter, tant le pays est traversé par des lignes de fractures, aussi bien politiques que culturelles, économiques et sociales.
Commençons par les motifs de satisfaction : la Tunisie, qui dispose d’une ancienne tradition étatique et d’une administration omnipotente, a su, au lendemain de la chute du régime de Ben Ali, en janvier 2011, éviter le chaos et l’effritement. La classe politique, malgré ses profondes divergences idéologiques, a su, elle aussi, relever les défis de la phase de transition en privilégiant le dialogue et l’esprit de consensus pour régler ses différends.
Une nouvelle Constitution a ainsi été rédigée ; elle protège les droits et les libertés et constitue un rempart contre le retour de la dictature. Des élections législatives et présidentielles ont également été organisées, dans de bonnes conditions de transparence. Le processus démocratique est censé mettre fin à la phase de transition et jeter les bases d’une IIe République. Vigilante gardienne de l’éthique, la société civile, l’une des plus dynamiques d’Afrique du monde arabe, a beaucoup contribué à la régulation des conflits politiques et au maintien de la paix sociale. Quant à la communauté internationale, elle a aidé, elle aussi, notamment par son appui constant à l’économie du pays, afin d’éviter qu’elle ne s’effondre et hypothèque les avancées politiques.
Reste que rien n’est encore vraiment joué et les acquis, tangibles, ne sauraient masquer les problèmes de fond qui persistent et risquent, à la moindre étincelle, de déclencher des conflits violents. Les tensions vécues par le pays au cours des quatre dernières années, si elles ont été plutôt bien contenues, n’ont pas été totalement apaisées ; les problèmes qui les ont provoquées n’ont pas été encore réglés.
D’un clivage l’autre…
Parmi ces problèmes, figure ce que les analyses politiques appellent « le bipolarisme politique », c’est-à-dire le clivage opposant, sur presque tous les sujets, deux pôles politiques irréductibles : les conservateurs (islamistes et autres) d’un côté, et les démocrates progressistes (libéraux, modernistes, de gauche, etc.) de l’autre.
À ce clivage s’ajoute un autre, tout aussi irréductible, souligné par les résultats des élections législatives du 26 octobre 2014: le Sud conservateur vote, en majorité, pour le parti islamiste Ennahdha, tandis que le Nord et les zones côtières, se proclamant du legs moderniste de Bourguiba, votent en majorité pour les libéraux progressistes.
Quand on sait que des activistes politiques ont trouvé dans ce clivage régional un prétexte pour appeler à la sécession du Sud, on en saisit toute la gravité. D’autant que les partisans de l’un des deux candidats au second tour de la présidentielle, le président sortant Moncef Marzouki, y ont trouvé matière à surenchère électoraliste : le Sud abandonné et ses richesses pillées par la nomenklatura du Nord et du Sahel (zone côtière), issue de l’ancien régime !
Il a fallu une levée de boucliers de la part de la classe politique et de la société civile, qui ont perçu les dangers de cette dérive régionaliste, pour éteindre l’incendie et éviter qu’il ne se propage. Mais le feu continue d’être attisé sous les cendres, notamment par les puissances de l’ombre, qui misent sur la division du peuple et l’affaiblissement de l’État pour réaliser leurs sombres desseins.
La menace terroriste
Ces puissances sont celles de la contrebande et des trafics de toutes sortes (armes, drogue, carburant…) sévissant dans les zones frontalières entre la Libye, la Tunisie et l’Algérie, et leurs alliés, réels ou objectifs, les groupes terroristes qui prennent désormais pour base la Libye et rêvent d’instaurer un Émirat islamiste dans le Sud tunisien, région où ils ont déjà constitué des relais et qui leur semble suffisamment réfractaire au pouvoir central pour constituer un terrain propice au djihad. Ces groupes terroristes constituent la principale menace pour la réussite de la transition démocratique tunisienne. Cette menace a été, jusque-là, plus ou moins contenue, mais elle n’en est pas moins persistante, alimentée par la dégradation de la situation en Libye, où se trouvent les camps d’entraînement des djihadistes et d’où déferle une grande quantité d’armes.
Ces deux dernières années ont été marquées par deux assassinats politiques, ceux des dirigeants de gauche Chokri Belaïd (6 février 2013) et Mohamed Brahmi (25 juillet 2013), commis par des éléments affiliés à Ansar Charia, une organisation terroriste tunisienne dont le chef, Seifallah Ben Hassine, alias Abou Iyadh, est réfugié à Derna, en Libye.
Plusieurs attaques terroristes ont coûté la vie à des dizaines de policiers et de militaires dans plusieurs régions du pays (Kasserine, Sidi Bouzid, Kef, Jendouba, Béja, Kébili, et jusqu’à Tunis). La plupart de ces attaques ont été revendiquées par la phalange Okba Ibn Nafaa, affiliée à AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) et dirigée par le chef terroriste algérien Khaled Chaieb, alias Lokmen Abou Sakhr. Ses éléments sont actifs dans les zones montagneuses boisées à la frontière entre la Tunisie et l’Algérie, et malgré les efforts conjugués des armées algérienne et tunisienne, qui multiplient les opérations de ratissage et de bombardement de leurs cachettes, ils continuent de sévir, à intervalles réguliers, des deux côtés de cette frontière.
Cependant, l’État tunisien, adossé à une armée républicaine, dont les moyens ont été renforcés ces deux dernières années, ainsi qu’à une police expérimentée dans le domaine de la lutte antiterroriste, a réussi à contenir la menace que constituent les cellules dites « dormantes ». Aucune opération terroriste d’envergure n’a, d’ailleurs, été enregistrée, jusque-là, dans les grandes villes. La raison est que, souvent, les plans sont déjoués et les auteurs potentiels arrêtés avant de passer à l’acte, et les explosifs et autres équipements d’attentat saisis. Mieux : il ne se passe pas une semaine sans que les forces de sécurité annoncent le démantèlement d’une cellule terroriste, d’un réseau d’envoi de djihadistes en Syrie ou de trafiquants d’armes.
L’ennemi intérieur
Malgré ces succès réels, qui ont permis aux Tunisiens de faire avancer leur transition démocratique, la bataille contre le terrorisme est loin d’être gagnée. Les conditions propices au développement de l’extrémisme religieux persistent et requièrent des solutions à moyen et long termes.
Relancer la machine économique exigera des réformes structurelles, au plan fiscal, bancaire, éducatif, social, aussi douloureuses et impopulaires les unes que les autres, ainsi que des sacrifices de la part des divers acteurs sociaux, les patrons et les travailleurs.
Parmi ces conditions, la première est la lutte contre le chômage qui touche encore 18 % de la population active. Dans les régions défavorisées de l’Ouest et du Sud, chez les jeunes et parmi les diplômés de l’enseignement supérieur, ce taux peut atteindre 40 % à 50 %.
Ces jeunes et diplômés, qui affirment, à juste titre, avoir largement contribué à la chute de Ben Ali, ont de bonnes raisons de considérer qu’ils n’ont pas été récompensés et qu’au contraire, ils sont les derniers à avoir profité de la révolution. Certains d’entre eux, parfois sortis des écoles de médecine ou d’ingénieurs, se retrouvent en Libye, en Syrie ou en Irak, à combattre dans les rangs des groupes djihadistes, la plupart par conviction, mais beaucoup pour gagner leur vie : selon de nombreuses sources, un combattant perçoit un salaire mensuel de 1 300 $. Il peut même s’offrir « une prime de rendement» grâce au butin de guerre qu’il prend à l’ennemi. Dire, donc, que le chômage, est « l’ennemi intérieur » et qu’il fait le lit du terrorisme n’est pas une simple vue de l’esprit.
C’est là, le principal chantier pour le nouveau gouvernement, de l’après-élection présidentielle. Mais le combat contre le chômage et la réduction des inégalités entre les régions nécessitent des mesures adaptées pour stimuler l’investissement intérieur et extérieur, relancer la machine de production, améliorer la productivité et réaliser un taux de croissance annuel d’au moins 7 % à 8 % (contre 2 % à 3 % actuellement). Cela exigera aussi des réformes structurelles (fiscale, bancaire, éducative, sociales…), aussi douloureuses et impopulaires les unes que les autres, ainsi que des sacrifices de la part des divers acteurs sociaux (patrons, salariés…).
Autant de défis difficiles à relever si la situation sécuritaire n’est pas stabilisée, si les acteurs politiques ne s’engagent pas à maintenir un minimum de consensus autour d’un programme de redressement national et si la paix sociale n’est pas préservée… La Tunisie est certes encore au milieu du gué, mais elle a de fortes chances de triompher de l’adversité et d’atteindre l’autre rive.