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Politique

Sebha, la ville-poudrière

  • Publiédécembre 17, 2015

À l’ombre de Tripoli, Benghazi et Misrata, les trois grandes villes de la côte, Sebha, la capitale du Fezzan, est oubliée de tous. En proie à des tensions larvées et proche de la rupture, la ville concentre tous les maux qui rongent la Libye.

Ahmed plante sa kalachnikov, modèle tchèque, dans le sable et commence sa prière du coucher du soleil. Le chef de guerre issu de la tribu des Ouled Slimane, l’une des plus importantes dans le Sud libyen, est à 15 km à l’est de Sebha, la capitale du Fezzan. En revenant s’asseoir pour déguster son thé et son pain de braise (pain cuit sous le sable et les cendres), il s’interroge : « La France aide, même indirectement, les Toubous, pourquoi ? S’ils veulent combattre le terrorisme comme ils l’affirment, les militaires français ne savent pas choisir leurs interlocuteurs. Nous, nous pouvons les aider. Pour survivre dans le Fezzan, notre tribu doit s’allier avec une puissance étrangère. La France peut être un allié comme par le passé, mais les Turcs sont également présents. » Rivalités ethniques, ingérence étrangère et défiance envers le gouvernement, le natif du Fezzan vient de résumer les maux qui rongent le Sud libyen depuis la chute de la Jamahiriya. À première vue, il est difficile de trouver des traces de ses afflictions à Sebha. La ville n’est plus en guerre comme Benghazi et les murs des maisons ne sont pas couverts de tags à la gloire d’« Aube libyenne » et de « Karama » – les deux opérations armées à l’origine de la scission politique du pays – comme c’est le cas à Tripoli. Ici, la tension est plus pernicieuse.

Retour du vert kadhafiste

La voiture d’Abdalla Ali, aux vitres salies pour plus de discrétion, quitte le « périphérique » de Sebha : « Nous entrons dans un quartier Kadhadfa, les bases des lampadaires sont restées peintes en vert », la couleur emblématique de l’ancien régime. Les façades criblées de balles des villas des ex-caciques de la Jamahiryiah sont une preuve encore visible de la ségrégation qui touche la capitale du Fezzan. Ici, à chacun son quartier, chacun ses mosquées et ses commerces. Si Abdallah Ali accepte de jouer les guides touristiques, c’est en voiture et sans arrêt. Le fonctionnaire Ouled Slimane sait à quel point le calme apparent est des plus précaires. Il habite le quartier Manchyia, où se mêlent Ouled Slimane et Kadhadfas. Sur sa terrasse, il pointe du doigt une façade claire au bout de la rue : « Ce sont des Kadhadfas qui habitent là. Quand il y avait des combats, ils tiraient du toit sur nos maisons. Maintenant ça va. Quand on se croise dans la rue ou sur le marché, des fois on se salue, des fois non. » Abdallah Ali défend aux jeunes de son clan de piller les demeures des adversaires : « Cela ne se fait pas, car nous ne sommes plus en guerre. Mais s’ils tirent les premiers, je dirai à nos combattants de les tuer. »

Sans infrastructures et sans usines, le meilleur moyen de gagner de l’argent à Sebha, comme dans le reste du Fezzan, est le commerce de contrebande avec le Tchad et le Niger où les frontières sont mal surveillées.

Janvier 2014, un représentant Ouled Slimane est tué par un Toubou, ethnie nomade présente surtout en Libye, au Niger et au Tchad. Les Arabes se vengent en tuant une dizaine de Toubous à Sebha. Ces derniers répliquent. Les Kadhadfa et les Magarha, proches de l’ancien régime, profitent du chaos pour s’emparer de points stratégiques. Le gouvernement de Tripoli dépêche alors la « Troisième force », composée de 3 000 combattants de Misrata, pour rétablir l’ordre. À l’été de la même année, le pays connaît une scission politique qui se répercute à Sebha. Ouled Slimane et Touaregs se font les chantres de l’autorité de Tripoli tandis que les Toubous, les Kadadfa et les Megarha se rangent majoritairement du côté de Tobrouk. Depuis, tous se regardent en chiens de faïence. En ville, deux théories s’affrontent pour expliquer les racines de la discorde. « Les conflits tribaux dominent, parce que tout le monde sait que, quelle que soit l’issue politique, le Sud sera le dernier à bénéficier d’un éventuel développement. Je pense qu’il y aura à nouveau de la violence. À l’université, où je donne des cours, il faut s’attendre à des heurts entre les étudiants des différentes tribus, c’est quasiment inévitable », explique Aboazom al-Lafi , très impliqué dans la société civile. À la mairie, dominée par les Ouled Slimane, on explique les tensions politiques : « Les Ouled Slimane et les Kadhadfas sont proches historiquement. La haine actuelle est alimentée par la révolution et le fait que chacun a choisi un camp différent», assure Youssed al-Gaddafi , élu municipal. 

Peur d’une « colonisation » subsaharienne

Porte-parole de la Troisième force, Mohamed Gliwan est témoin de ce maëlstrom : « Notre objectif est de sécuriser les bâtiments publics et les installations pétrolières. Nous ne sommes pas là pour faire la police. Nous avons des armes lourdes, nous ne pouvons pas entrer dans un quartier avec nos tanks et nos lance-missiles. » Originaire de Misrata, ville riche de la côte, l’offi cier reconnaît ne pas comprendre la mentalité locale : « Un jour, on a arrêté un trafi quant de drogue, sa famille est venue le récupérer. À Misrata, ce serait la honte pour les parents, là, ils ont dit que c’était un business normal… » Sans infrastructures et sans usines, le meilleur moyen de gagner de l’argent à Sebha, comme dans le reste du Fezzan, est le commerce de contrebande avec le Tchad et le Niger où les frontières sont mal surveillées. Cette porosité, accentuée par l’après- révolution, est devenue la principale cause de méfiance des Ouled Slimane envers les Toubous. Les premiers accusent les seconds, qui sont présents aux frontières avec le Tchad et le Niger, de faire venir des congénères étrangers pour « coloniser » le Sud libyen. « Les Toubous de Tayouri [un quartier du sud de Sebha] ce sont des Toubous de la bande d’Aozou, au Tchad. Ils ont perdu la nationalité libyenne quand le territoire a été donné au Tchad en 1994 », assure Younès Othman, l’un des responsables du conseil des Sages Ouled Slimane à Sebha. Selon lui, les Toubous libyens ne seraient pas plus de 5 000 dans tout le pays et à Sebha, les familles vivraient dans le centre-ville. « Les Toubous que nous ne connaissons pas sont des mercenaires », assène Younès Othman. Juma Ahmed, un combattant toubou stationné au « Barrage 17 », à 17 km au sud de la ville, réfute ce qualifi catif : « Nous sommes des Libyens. Moi, je suis né à Sebha et mon père est né à Gatrun [une localité libyenne au sud de Sebha, fief des Toubous]. Certains sont nés dans le désert et n’ont pas de papiers, mais ils vivent en Libye. » Les discussions sur le conflit Toubou-Ouled Slimane font immanquablement émerger un autre acteur : la France.

Le rôle ambigu de la France

L’armée tricolore est à peine à 100 km de la frontière libyenne, dans la base de Madama, au Niger, dans le cadre de l’opération Barkhane dont le but est de lutter contre les djihadistes du Sahel. Bahar Eddine, chef d’une brigade Ouled Slimane sous le commandement du ministère de la Défense de Tripoli, qui patrouille aux alentours de la zone fron- talière, doute de la réalité de la mission. « Les Français voient passer les pick-up des terroristes, des trafi quants de drogues, des passeurs et ne font rien. Ils ont une mission cachée : aider les Toubous à nous combattre. J’ai du mal croire que les soldats à Madama n’entrent pas en Libye », s’insurge-t-il. L’état-major français réfute toute violation du territoire libyen et refuse de commenter les « rumeurs ». Lesquelles sont pourtant corroborées par Juma Ahmed : « Mon cousin s’est fait soigner à Madama par des médecins français. Les militaires nous disent de venir ici si on a des blessés. » Les Ouled Slimane vivent cette aide comme une trahison. En 1956, quand l’armée française se retire du Fezzan, c’est un gouverneur Ouled Slimane qui est laissé en place : Ahmed Saïf Ennasser. Dans son sillage, de nom- breux Ouled Slimane réfugiés au Tchad depuis l’invasion ottomane de la Libye au XIXe siècle reviennent dans leur fief de Sebha. Soulayman al-Lagirab, qui a bénéfi cié de ce retour, voue une ten- dresse à la France. Sur le mur de son salon, il possède des photographies de ses aïeux : « Là, c’est mon oncle, il a com-battu avec le général Leclerc pendant la Seconde Guerre mondiale. » Pour lui, la France, « qui connaît si bien le Fezzan », saura retrouver ses alliés historiques : les Ouled Slimane.

Des divisions politiques accrues

Les discussions pour l’instauration d’un gouvernement d’union nationale, commencées sous l’égide des Nations unies en septembre, ont échoué. À la date butoir du 20 octobre, les deux parlements rivaux de Tobrouk et de Tripoli n’ont pas signé le texte d’accord. Martin Kobler, responsable de la mission de l’ONU en RD Congo, succède à Bernardino Leon à la tête de la mission libyenne (Unsmil). Sa tâche sera de réussir à trouver un consensus alors que les pourparlers n’ont cessé d’approfondir les divisions entre ailes dures et modérés à l’intérieur des deux camps. Les combats ont d’ailleurs repris dans l’ouest du pays et l’organisation de l’État islamique profite de ce déchirement politique pour se rapprocher des sites pétroliers aux alentours de son fi ef de Syrte.

Écrit par
Galtier

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