Le spécialiste du Sahel décrypte les forces en présence au Mali et dans les pays voisins, dans une région qui navigue entre coups d’États et périodes de transitions démocratiques.
Le pouvoir militaire malien semble prendre tout son temps pour aller jusqu’au bout du changement institutionnel et constitutionnel. Est-il en train de réussir son pari ?
Après le coup d’État le 20 août 2020, la junte composée des cinq colonels a vite compris qu’elle a un coup à jouer. Elle a tout d’abord tiré les leçons du coup d’État de 1991 ; la transition d’alors avait permis d’organiser des élections en 1992 : Alpha Oumar Konaré était devenu président d’un Mali démocratique.
Cette fois, au regard de sa stratégie et de son approche, le pouvoir militaire qui a parachevé les actions du M5 RFP (l’opposition à Ibrahim Boubacar Keïta) a pu considérer qu’il se sacrifiait. Le Conseil national pour le salut du peuple (CNSP) a déclaré vouloir poursuivre l’action du M5 RFP. À vrai dire, avec le temps, on s’est rendu compte que le M5 RFP a servi de clairon de rassemblement pour le pouvoir militaire !
L’état d’esprit des militaires est qu’eux aussi peuvent gouverner et faire de la politique autrement. Pour réussir son pari, ce groupe de militaire a défini sa méthode, sa stratégie et le déroulé de son plan conduisant en plusieurs étapes :
Premièrement, se séparer du président de la transition, Bah Ndaou, et de son Premier ministre, Moctar Ouane, devenus encombrants. D’où le deuxième coup d’État le 24 mai 2022. Deuxième étape, choisir un Premier ministre issu du M5 RFP, Choguel Maïga, en vue d’organiser les Assises nationales de la refondation en décembre 2021. Et ce, contre l’avis de la CEDEAO. L’objectif est d’adopter un projet de nouvelle Constitution et organiser un référendum conduisant à la Ve République.
Les actions du pouvoir militaire interpellent au fur et à mesure du repositionnement politique (alliance avec la Russie), stratégique (défiance envers la CEDEAO et certains pays voisins) et sécuritaire (montée en puissance des Forces armées maliennes, les FAMA, sur le terrain).
Depuis quelque temps, on observe les signes d’une dissension politique entre le pouvoir militaire et le Premier ministre Choguel Maïga d’une part, et une dissension militaire entre certains membres de la junte au pouvoir, d’autre part. Cette situation suscite beaucoup d’interrogations sur la capacité du pouvoir militaire à gouverner le pays et à organiser des élections dans des délais raisonnables. Beaucoup s’interrogent sur leur capacité à gérer le pays avec sérénité et mesure pour atteindre les résultats escomptés.
En dehors de Bamako et sa région, les groupes djihadistes semblent régner sur des pans entiers du territoire malien. Pouvez-vous nous une spectroscopie de ses groupes et de leur implantation ?
Les groupes armés djihadistes se positionnent ou se repositionnent en fonction des opérations militaires sur le terrain. Les zones de conflictualités ont évolué en fonction de l’intervention de la communauté internationale notamment la France (Serval, Barkhane, Takouba) et de la Minusma.
Tout récemment, le rapprochement avec la Russie a créé de nouvelles tensions. Les groupes armés djihadistes contrôlent des espaces, des zones stratégiques et des pans entiers du territoire. On note d’une part AQMI et ses filiales en Afrique du Nord et au Sahel (JNIM, Katiba Macina et Ansaroul islam). D’autre côté, Daesch avec ses filiales en Afrique du Nord, de l’Ouest et du Sahel (EIGS, EIS, Dawlatoul islamia).
Les zones de conflit se concentrent au niveau de la région du Gourma central frontalière des trois États (Mali – Burkina Faso – Niger) avec une sanctuarisation du JNIM et de l’EIGS. Les groupes djihadistes combattent les États dans le Gourma central et se combattent entre eux-mêmes notamment dans les régions de Tillabéri (Niger) au Sahel (Burkina Faso) et de Ménaka-Gao (Mali).

Dans ce contexte, on constate une nouvelle dynamique avec des combats meurtriers entre groupes djihadistes d’une part, et entre djihadistes et forces de sécurité d’autre part, entraînant des morts et des blessés, notamment dans le secteur de Banibangou à Tillabéri (Niger), de Gorom Gorom, Oudalan et Seno (Burkina Faso), Ménaka et Ansongo (Mali).
Le contexte est aussi marqué par l’augmentation des frictions ethniques et des conflits communautaires (Peuls – Touaregs au nord du pays, Peuls – sédentaires au sud). La réalité est qu’AQMI augmente sa portée politique et l’EIS augmente sa portée militaire dans la région du Gourma central. Le phénomène se complexifie avec l’extension du JNIM vers l’ouest et le sud du pays, notamment la région de Mopti et de Ségou, le Sahel occidental (région de Kayes) ainsi que les régions de Koulikoro et de Sikasso.
Les groupes djihadistes continuent à se développer et s’implanter davantage sur le terrain avec le départ de Barkhane et la création de zones d’exclusion aérienne de la Minusma. Toutefois, la présence des Russes dans certains camps militaires au centre et au nord du pays avec des moyens aériens limités ne permet pas une large couverture des zones opérationnelles des groupes djihadistes.
Les violences exercées par les groupes djihadistes ont réveillé des rivalités ethniques et communautaires : Dogons contre Peuls par exemple. Derrière ces « guerres » se cachent-ils des enjeux de contrôle des ressources ?
En effet, la sécurité s’est fortement détériorée en raison des affrontements entre deux groupes armés islamistes, à savoir l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et le Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans (GSIM, ou JNIM selon l’acronyme arabe), lié à Al-Qaida. Ces deux groupes cherchent à contrôler les voies d’approvisionnement et à accroître leur influence dans la région du Gourma central.
Les groupes djihadistes ont multiplié depuis janvier 2022 les exactions à grande échelle sur les civils dans le nord-est du Mali, « forçant des milliers de personnes à fuir ces régions », a indiqué Human Rights Watch dans un rapport en 2023. Des groupes armés islamistes attaquent brutalement les civils et contribuent à alimenter une urgence humanitaire de grande ampleur au nord et au centre du pays. En réaction, les FAMA, avec l’appui des Russes et des milices locales du centre du Mali, ont mené des opérations multiples contre des populations civiles dans plusieurs villages notamment dans les cercles (districts) de Mopti, Djenné, Bandiagara, etc.
À cet égard, plusieurs événements ont marqué les esprits des populations et la communauté internationale, en 2022 et 2023 :
L’opération menée par les FAMA et les Russes en mars 2022 à Mourah (cercle de Djenné) ayant provoqué des massacres de plus de 400 personnes notamment des femmes, des jeunes et des enfants, selon un rapport des Nations unies de juin 2023.
Puis les opérations des FAMA-Russes et milices locales engendrant des pillages, des vols multiples de bétail, de destructions de biens, des enlèvements et massacres de populations civiles dans les secteurs de Djenné, Mopti, Bankass, Bandiagara, Tenenkou et Youwarou.
Et les sièges menés par des djihadistes se sont multipliés en 2020 et 2021 autour de plusieurs localités dans les régions de Mopti et de Ségou, ont conduit à des accords locaux précaires au détriment des communautés locales. Depuis juin 2023, la ville de Sofara (cercle de Djenné) connaît un siège dévastateur des djihadistes de la Katiba Macina.
On constate l’abandon d’une trentaine de villages de pasteurs et de sédentaires, ce, en pleine période de saison agricole et de transhumance.
Avec le départ de Barkhane (45000 soldats) et de la Minusma (12000 hommes), le pouvoir malien s’appuie, depuis décembre 2021, sur la milice russe Wagner. Quelle est la réalité de cette présence ?
Effectivement, le départ de Barkhane a laissé un vide que la Russie a voulu combler depuis fin 2021.
La nouvelle approche de Politique étrangère de la Russie porte sur une position de l’Afrique réhaussée parmi les priorités régionales, nous renseigne le spécialiste de la Russie Igor Delanoë. Notamment, la Russie parle de sa nouvelle vision en direction du monde islamique. Son narratif porte sur un monde multipolaire, le néo-colonialisme et la notion de l’État-civilisation.
Le chiffre de soldats paramilitaires russes se situerait entre 1200 à 1500. Selon diverses sources, le nombre au départ était de 1000 est passé à 1500 avec des rotations multiples suivant trois directions. D’abord la direction de Koulikoro vers la région de Kayes (Sahel occidental) frontalière avec le Sénégal qui consiste à protéger le corridor conduisant au port de Dakar. Puis la direction de Mopti (base de Sévaré) conduisant les ratissages vers les zones frontières avec le Burkina Faso. Enfin, la direction de Gossi vers le Gourma central et le nord du pays.
Au cours de l’année de l’année 2022, des accrochages ont opposé les groupes djihadistes de la Katiba Macina aux forces de Wagner dans le secteur de Bandiagara, de Douentza et de Mopti.
Les FAMA ne donnent pas d’information sur le mouvement des forces paramilitaires russes de Wagner sur le terrain. C’est l’omerta totale !
On note cependant que les djihadistes ont attaqué le 24 juillet 2023 le camp de Molodo (région de Ségou) où sont stationnés une centaine de soldats paramilitaires russes. L’attaque kamikaze a donné à un bilan varié Selon diverses sources, l’attaque kamikaze a fait plusieurs morts et blessés parmi les Russes.
La question qui reste posée sur le plan diplomatique est de savoir comment le Mali a obtenu l’aval de certains pays du Conseil de sécurité des Nations unies, notamment la Russie et la Chine, pour acter le départ de la Minusma ? Quel ont été le poids et le rôle de la Russie dans cette affaire ? Les tensions entre le chef de Wagner, Evgueni Prigogyne, et Vladimir Poutine, vont-elles impacter le rôle de Wagner au Mali et en Afrique ? Les éléments de réponse permettront d’élucider l’avenir de Wagner en Afrique et au Mali.
Le Mali, pays central, aggrave les crises multiples du Sahel…
Depuis une dizaine d’années la crise sécuritaire du Sahel reste un sujet de préoccupation majeure pour les États et la communauté internationale. Depuis 2022, elle a pris une nouvelle dimension complexe, grave et inquiétante. Les attaques multiformes des groupes insurrectionnels au Burkina Faso, au Mali et au Niger d’un côté, ainsi que les coups d’État militaires successifs (Mali, Burkina Faso) ont contribué à déstabiliser l’ensemble de la région.
Dans un premier temps au Mali, on est passé depuis 2022 à une autre phase de la crise sécuritaire multiforme avec les coups d’État de 2020 et de 2021. D’un point de vue géographique et stratégique, les foyers insurrectionnels se multiplient au nord, au centre et au sud du pays. En dépit de l’organisation par la transition, des Assises nationales pour la refondation (ANR) en 2021, avec un nouveau chronogramme des élections et du retour à l’ordre constitutionnel. Les fronts insurrectionnels sont concentrés au Gourma central, dans le centre et le sud du pays. Deux approches de la guerre sont mises en œuvre (multiples opérations des FAMA et alliés contre les actions diversifiées de la guerre hybride offensive (EIGS) et défensive (JNIM).
Dans un second temps, au Burkina Faso, on observe deux coups d’État (janvier 2022 et septembre 2022) avec un renforcement des milices d’autodéfense avec les Volontaires de défenses de la patrie (VDP) et des milices Kogleweogos dans plusieurs régions du pays. Les zones insurrectionnelles sont concentrées dans le Sahel Burkinabé avec des offensives des FDS et des réponses des djihadistes par la guerre hybride défensive (JNIM) et offensive (EIGS).
Dans un troisième temps, au Niger, on note une réorganisation du dispositif sécuritaire et stratégique avec l’appui de Barkhane, de la force Takuba et des États-Unis. Les fronts sont concentrés dans la région de Tallbery et le bassin du Lac Tchad. Le coup d’État au Niger pourrait avoir un impact sur la nouvelle géopolitique au Sahel et en Afrique de l’Ouest. L’accentuation de la pression des djihadistes basés au Sahel vers les pays du golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Togo, Bénin, etc.) pourrait changer la donne dans la région.
Le contexte géopolitique sahélien est marqué par un jeu, une sorte de compétition, entre les grandes puissances telles que la Russie et la France qui a perturbé les dynamiques régionales, en particulier après l’arrivée de Wagner et le retrait des forces militaires françaises Barkhane et Takouba.
On note que l’Union européenne (UE) a adopté une stratégie intégrée pour la région en 2021, mais n’est toujours pas suffisamment préparée pour répondre à cette nouvelle dimension de la crise. Toutefois, la région du Sahel continue de représenter une importance stratégique pour l’UE: à la fois en ce qui concerne les dynamiques internes, où les préoccupations migratoires se superposent aux débats croissants au sein des sociétés européennes sur les engagements extérieurs, et pour ses capacités d’action extérieure sur le continent africain.
En même temps, la guerre en Ukraine a amplifié les antagonismes et avivé les tensions entre l’Occident et la Russie. On assiste dès lors à une nouvelle reconfiguration avec la constitution de nouveaux blocs géostratégiques. Je mentionnerai le bloc numéro 1 du Sahel central avec une influence russe (Mali- Burkina Faso), le bloc numéro 2 du sahel méridional avec une influence de la France et des États-Unis (Niger-Tchad) et le bloc numéro 3 du Sahel occidental avec une influence de la France (Mauritanie).
Une lecture stratégique des différents blocs sous influence occidentale ou russe pourrait déboucher sur une nouvelle « guerre froide » aux enjeux multiples.
Boubacar Ba est juriste. Il a dirigé l’ONG Eveil sur la gouvernance dans la région de Mopti pendant une dizaine d’années et travaillé pour PNUD. Il dirige depuis 2020 le Centre d’analyse sur la gouvernance et la sécurité au Sahel et collabore depuis 2022 avec l’Université des sciences de la vie, en Norvège.
@NA