Paul Kagame, président du Rwanda

Tandis que le Parlement rwandais s’est prononcé en faveur d’une réforme de la Constitution afin de permettre au Président de briguer un troisième mandat, Paul Kagame livre ses analyses dans cet entretien.
Qu’est-ce qui vous motive en tant qu’homme et en tant que Président ?
C’est une combinaison de facteurs. L’association de la personne et de l’environnement. Je pense que j’ai profité des nombreuses épreuves que j’ai dû surmonter dans ma jeunesse. Le caractère joue aussi même si l’on ne le choisit pas, qu’on l’hérite de ses parents entre autres.
Mais c’est grâce à cela que je vais de l’avant. Quand on est confronté à des difficultés, elles nous accablent ou nous rendent plus forts. J’ai affronté les défis et j’ai découvert que la volonté de réussir et de modifier le cours des choses me stimulait.
J’ai connu des difficultés dans mon enfance en tant que réfugié puis, plus tard, dans les luttes des rebelles en Ouganda et au Rwanda. Je me suis toujours battu pour nos droits. Je sais que l’on n’a rien gratuitement. Nous avons dû lutter dans la jungle et nous battre sur la scène politique.
Qu’est-ce qui vous a stimulé pendant ces 21 ans ?
Quand vous faites face à des difficultés et que vous constatez des progrès, quand celui-ci conduit à un autre progrès, puis encore un autre, vous savez que votre travail en vaut la peine et cela vous encourage à continuer. Voir la vie des autres devenir meilleure génère un grand sentiment de satisfaction, qui vous stimule.
Je vois la situation dans laquelle se trouvait mon pays il y a 21 ans et là où nous en sommes aujourd’hui. Nous pouvons à présent avoir de l’espoir pour l’avenir. Nous voulons que le Rwanda devienne un pays prospère, stable, où les gens peuvent réaliser leurs ambitions. Les progrès réalisés entre 1994 et 2015 sont si encourageants. Ils prouvent qu’aucun problème n’est insurmontable.
D’après vous, le pays a-t-il tourné la page ?
Les Rwandais ont montré qu’ils étaient travailleurs, qu’ils savaient s’adapter et qu’ils avaient de l’assurance. Cela a créé un sentiment de confiance. Les succès sur le terrain, d’autant plus remarquables compte tenu de l’histoire du pays et des difficultés du continent, prouvent que le pays a tourné la page. Le meilleur est à venir.
Avec le Gacaca, les victimes et les coupables sont au coeur du processus. […] Cette approche a permis aux Rwandais de se réconcilier.
Le Rwanda compte l’un des plus grands nombres de femmes au Parlement, au gouvernement et à d’autres postes de pouvoir. Ces femmes apportent-elles quelque chose de différent au processus décisionnel ?
On parle beaucoup d’égalité et de respect de la vie et, au Rwanda, nous voulons mettre en oeuvre ces principes en les adaptant à notre culture. Je dis toujours que les nombreux problèmes de notre histoire nous ont enseigné des leçons et nous les utilisons pour rationaliser ce que nous faisons. Au Rwanda, les femmes représentent 52 % de la population et il est important de ne pas les laisser à l’écart. Peut-être que nous le comprenons mieux que quiconque en raison de notre histoire.
Comme nous avons beaucoup à faire, nous avons besoin de la contribution de chacun et nous ne pouvons pas oublier nos femmes. Elles ont beaucoup à offrir et participent activement au développement national. D’autre part, c’est une question de droits. Les femmes ont les mêmes droits que les hommes et nous devons en tenir compte.
Pour répondre à votre question, nous sommes conscients que les hommes et les femmes ont des qualités différentes et que l’on gagne à les réunir. Que ce soit au gouvernement, au Parlement ou ailleurs, les femmes apportent une différence et sont complémentaires des hommes. Elles sont plus efficaces.
Elles ne vous donnent pas du fil à retordre ?
[Rires]. Elles font le même travail que les hommes mais elles sont plus économes. Elles tendent à être plus rationnelles et plus efficaces. Les hommes, eux, feront des choses qui ne sont pas nécessaires parce qu’ils peuvent se le permettre dans une société qui les y autorise. Ces qualités féminines permettent d’ajouter de la valeur à ce que nous accomplissons. Et nous ne pouvons parler des femmes comme s’il s’agissait de personnes périphériques ; ce sont nos mères, nos filles, nos soeurs et nos épouses. Elles font partie de nous. Les hommes et les femmes vivent ensemble. Cela n’a pas de sens de les laisser à l’écart. En les réunissant, je parviens mieux à gérer les choses, mieux qu’en laissant les hommes faire le travail seuls.
Nous avons demandé aux opposants de bien réfléchir : la norme internationale aurait imposé de porter chaque affaire de génocide devant une Cour de justice. Or, au Rwanda, nous n’avions pas de système judiciaire performant à l’époque ; tout avait été détruit. Même si nous avions eu le meilleur système judiciaire qui soit, le jugement de millions d’affaires aurait pris des milliers d’années.
Vous avez déclaré que des gens de l’extérieur se sont fermement opposés à votre tentative d’utiliser le système Gacaca traditionnel du Rwanda pour résoudre les conflits. Pourquoi d’après-vous ?
Nous vivons dans un monde où les valeurs doivent être constamment redéfinies. On ne peut pas supposer que certaines personnes sont supérieures à d’autres, et qu’elles peuvent définir les normes que les autres devront suivre. Le monde est fait de lieux et de peuples différents. Les gens doivent travailler ensemble plutôt que d’ériger comme norme ce qui fonctionne chez eux et de l’imposer aux autres. Cela ne mène nulle part car les problèmes sont différents selon les lieux. Ce qui est adapté à un pays ne l’est pas nécessairement à un autre.
Pour en revenir au Gacaca, ses détracteurs s’y sont opposés simplement parce qu’il ne correspondait pas à la norme internationale. Nous leur avons demandé quelle était la norme internationale pour juger des affaires de génocide dans une société où une partie du peuple a tué une autre partie, quand il y a des centaines de milliers, voire des millions, d’affaires à juger… L’ampleur du problème – le nombre de crimes à juger – constituait une énorme difficulté. Alors que nous voulions rendre justice aux victimes, nous voulions aussi parvenir à une réconciliation. Mais ces deux processus sont contradictoires.
C’était une situation inextricable ?
Nous avons demandé aux opposants de bien réfléchir : la norme internationale aurait imposé de porter chaque affaire de génocide devant une Cour de justice. Or, au Rwanda, nous n’avions pas de système judiciaire performant à l’époque ; tout avait été détruit. Même si nous avions eu le meilleur système judiciaire qui soit, le jugement de millions d’affaires aurait pris des milliers d’années.
Nous avons expliqué que nous avions des moyens traditionnels de résoudre nos problèmes, même si nous n’avions jamais connu de problèmes d’une telle ampleur auparavant. Nous recherchions ce qui allait permettre aux gens de vivre ensemble à l’avenir.
Nous avons demandé aux opposants de nous proposer une solution, s’ils jugeaient la nôtre inadaptée. Ils n’ont rien pu nous proposer, absolument rien, car ils savaient qu’ils ne pouvaient nous demander de créer rapidement un système judiciaire fiable avant de pouvoir juger les auteurs du génocide. Nous avons insisté sur le fait que nous devions résoudre urgemment les problèmes du génocide.
C’est ce que nous avons fait. Ils ont continué à se plaindre des tribunaux Gacaca qui ont jugé près de 2 millions d’affaires, et ont permis aux gens de retourner chez eux et de recommencer à vivre ensemble. C’est ainsi que nous sommes parvenus à la stabilité que nous connaissons aujourd’hui, grâce à laquelle nous pouvons nous consacrer au développement.
En permettant aux auteurs des crimes et aux victimes de trouver un accord, le système du Gacaca a-t-il facilité la tâche du gouvernement ?
Absolument. C’est un autre avantage du Gacaca. Les victimes et les coupables discutent ensemble pour résoudre leurs problèmes. C’est différent d’une Cour de justice où une partie accuse l’autre et le juge prononce son jugement. Avec le Gacaca, les victimes et les coupables sont au coeur du processus. Les auteurs des crimes ont présenté leurs excuses aux victimes, ont reconnu leurs crimes et ont conduit les familles aux lieux où les corps avaient été enterrés. Cette approche a permis aux Rwandais de se réconcilier.
Peut-on laisser les gens de l’extérieur dicter leurs normes à l’Afrique ?
Pas toujours, en effet. Pas dans les domaines qui ont des conséquences sur notre vie. Je me demande pourquoi les Africains acceptent tout des autres et passent leur temps à se plaindre au lieu de prendre le taureau par les cornes pour améliorer leur sort. Je ne me l’explique pas. Je ne comprends pas pourquoi nous agissons ainsi en tant que peuple. Je ne peux accepter cette situation.