Nidaa Tounes en crise
Retour sur les difficultés – congénitales – de Nidaa Tounes, le parti au pouvoir en Tunisie. Formée de courants hétéroclites, en proie aux ambitions carriéristes, la formation risque l’implosion. Sous le regard d’Ennahdha.
La démission de 32 députés issus de ses rangs n’est que l’un des nombreux signes de la crise qui sévit depuis plusieurs mois au sein de Nidaa Tounes, le parti vainqueur des élections de 2014 et qui conduit l’actuelle coalition au pouvoir en Tuni-sie. Ses militants et, plus encore, ses électeurs, s’interrogent sur l’avenir de cette formation politique, la seule capable, à leurs yeux, de contrer aujourd’hui le tout-puissant parti islamiste Ennahdha, toujours en embuscade. Le parti semble au bord de l’implosion, tant les positions divergentes, en son sein, sont devenues irréconciliables et s’étalent désormais au grand jour. La maladie dont souffre aujourd’hui Nidaa Tounes est, si l’on peut dire, « congénitale ». Elle remonte à sa genèse et tient beaucoup à sa composition. Créée dans l’urgence, en juin 2012, quelques mois après la prise du pouvoir par les islamistes, avec pour mission de rééquilibrer la scène politique, rassem-bler les forces laïques et modernistes et contrecarrer le processus d’islamisation au forceps entamé par Ennahdha, cette formation a réuni en son sein des personnalités venues d’horizons divers et parfois même historiquement opposés, à savoir des figures de la gauche, des dirigeants syndicaux, des rescapés du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), ancien parti au pouvoir sous Ben Ali, dissout après janvier 2011, et des intellectuels indépendants.
Face au « péril vert »
Cet attelage hétéroclite avait logiquement peu de chance de tenir longtemps la route, les divergences idéologiques et les différends historiques entre ses membres étaient tels que, dès le départ, quelques clashs ont eu lieu, mais la machine partisane a réussi, tant bien que mal, à les étouffer dans l’oeuf. Tout ce beau monde tirait son unité de façade de deux éléments importants qui ont joué le rôle de ciment. Le premier élément réside dans la volonté de faire face au mouvement d’islamisation rampante mis en oeuvre par Ennahdha, et qui s’est traduit dans tous les aspects de la vie publique : occupation des mosquées, radicalisation du discours religieux, montée des groupes salafistes financés par les monarchies du Golfe soucieuses de faire échouer la transition démocratique, infiltration de l’administration, etc. Les femmes, qui avaient le plus à craindre pour leurs droits et acquis, d’autant que cette islamisation rampante de la société a commencé à affecter leur quotidien, ont joué un grand rôle, en ces années 2012-2014, dans la cristallisation d’un fort mouvement anti-islamiste. Cette mobilisation générale pour la sauvegarde du modèle social progressiste et ouvert, engagé au lendemain de l’indépendance du pays par Habib Bourguiba, a été assez puissante pour fédérer toutes les forces opposées à l’islam politique et faire taire leurs contradictions considérées comme secondaires. Et c’est tout naturellement que ces forces ont retrouvé en Béji Caïd Essebsi, ancien compagnon du « Com- battant suprême » et, d’une certaine manière aussi, le continuateur de son combat, la personnalité la plus à même de les rassembler sous la bannière de son leadership historique au sein d’une formation politique alternative. Et c’est là le deuxième élément rassembleur : l’homme, malgré – ou en raison de – son âge avancé (85 ans) avait beaucoup d’atouts pour incarner l’image du sauveur de la Tunisie du « péril vert ».
L’effet Caïd Essebsi
Ancien militant du Néo-Des- tour, cet avocat formé en France avait pris part au mouvement de libération nationale. Plusieurs fois ministre dans les gouvernements post-indépendance (Intérieur, Défense, Affaires étrangères), il a su rompre avec Bourguiba et dénon- cer son autoritarisme, dès le milieu des années 1970. Après l’arrivée de Ben Ali au pouvoir, en 1987, il s’est rapproché du nouveau régime, a intégré le RCD et est devenu président de la Chambre des députés, poste qu’il a quitté dès 1990.
La nouvelle traversée du désert de Béji Caïd Essebsi a duré 21 ans, avant qu’on ne fasse appel à lui, en mars 2011, pour diriger le troisième gouvernement de transition. Dans cette tâche, il a su mener à bon port une barque qui tanguait dangereusement. Il a renforcé son image de sauveur et de grand démocrate lors des élections qui ont vu la victoire d’Ennahdhar. Et c’est lui que les forces démocratiques et progressistes appelleront à la rescousse pour fonder et diriger Nidaa Tounes, avec la mission de déloger les islamistes du pouvoir et de remettre le pays sur ses pieds.
Les fruits amers du succès
Nous sommes en juin 2012. Le combat contre l’islamisation bat son plein et la scène politique est outrageusement dominée par Ennahdha. Nidaa Tounes et son président apparaissent comme les seuls capables de renverser la vapeur. Les assassinats politiques commis par des extrémistes religieux, les attentats terroristes et la montée de la grogne sociale, suite à la détérioration de la situation générale dans le pays, provoquent la grande crise de l’été 2013, la démission du gouvernement Ali Larayedh, en janvier 2014, et la mise en place d’un gouvernement de technocrates conduit par Mehdi Jomâa.
Les élections de novembre et décembre de la même année arrivent trop vite et trop tôt. Nidaa Tounes compte des centaines de milliers de militants et s’implante partout dans le pays. Il est rejoint et soutenu par plusieurs hommes d’affaires et des cadres de l’ancien régime, soucieux de reprendre place sur le nouvel échiquier politique. Mais le parti, surpris voire dépassé par son propre succès, n’a pas le temps d’organiser son congrès constitutif, reporté à chaque fois aux calendes grecques. Ses structures, censées être provisoires, continuent de fonctionner tant bien que mal, mais selon le mode du consensus et de la cooptation. On improvise donc et on pare au plus urgent, tout en étant pris dans le feu de l’action : la mise en place des structures locales, régionales et nationales, et la préparation des élections, alors que persistent, en arrière-plan, les divergences idéologiques, les guerres de position et les querelles de leadership que l’accession du parti au pouvoir, en janvier 2015, ne va pas tarder à mettre, de nouveau, au grand jour.
Pour ne rien arranger, l’accession de Béji Caïd Essebsi à la présidence de la République a laissé vacant le poste de président du parti. La nomination à ce poste de Mohamed Ennaceur, par ailleurs président de l’Assemblée, personnalité consensuelle mais dénuée de charisme, n’a pas calmé les appétits des seconds couteaux qui s’y voient déjà. De même, l’attribution du poste de secrétaire général à Mohsen Marzouk, une figure historique de la gauche, assez charismatique et qui apparaît, aux yeux de beaucoup, à l’intérieur comme à l’extérieur du parti, comme un possible successeur, n’a pas manqué d’aiguiser davantage les appétits des potentiels autres candidats à la succession. Le silence de Béji Caïd Essebsi, soucieux de préserver son image de président de tous les Tunisiens ou simplement dépassé par les événements, n’a guère arrangé les choses. Sa gêne est, d’ailleurs, évidente : elle s’explique par le fait que les manoeuvres de déstabilisation de la direction du parti (bureau politique et bureau exécutif) sont l’oeuvre de son propre fils, Hafedh Caïd Essebsi, vice-président de Nidaa Tounes, entouré d’un groupe de courtisans intéressés.
Les « RCDistes » à l’assaut
La division du parti est presque consommée. Malgré les nombreuses tentatives pour rapprocher les positions, celles-ci restent tranchées. D’un côté, demeure la direction officielle, autour de Mohamed Ennaceur et Mohsen Marzouk, et qui bénéficie du soutien des personnalités de gauche, des dirigeants syndicaux et de nombreux indépendants. Elle a aussi le soutien de la majorité des structures locales, autant dire la base du parti.
En f a c e , on retrouve l e s « putschistes », fédérés par Hafedh Caïd Essebsi, soutenu entre autres par le magnat de télévision Nabil Karoui, le controversé homme d’affaires Chafik Jarraya et plusieurs rescapés de l’ancien régime. Ces derniers, qui ont longtemps rasé les murs, ont été ragaillardis par la non-adoption, en 2013, du projet de loi sur l’exclusion politique, qui les visait, et par le retournement d’une partie de l’opinion en faveur de Ben Ali. Ces « RCDistes » tentent de mettre la main sur les structures de Nidaa Tounes, qui leur a servi jusque-là de cheval de Troie, pour en faire l’instrument de la reconquête définitive du pouvoir et comptent pour cela sur leurs relais dans l’administration publique et le milieu des affaires.
Dans cette guerre fratricide, le principal enjeu reste le congrès constitutif, dont la date n’a pas encore été fixée, et, surtout, les modalités de son organisation. Car les « putschistes », se sachant minoritaires, voudraient éviter l’épreuve de l’élection par les structures de base. Aussi cherchent-ils, en multipliant les rassemblements non autorisés par la direction centrale et financés en sous-main par des hommes d’affaires intéressés, à remettre en cause la légitimité de cette direction, à la remplacer par une autre et à mettre en place un comité en charge de préparer et d’organiser le congrès conformément à leurs desiderata.
Jusque-là, toutes ces tentatives de reprise en main de l’appareil du parti ont été vaines, mais on peut parier que, pour préserver la crédibilité du parti – ou ce qui en reste – les deux parties vont se résigner à adopter une solution médiane qui reporte la grande confrontation au jour du congrès constitutif. D’ici là, la crise larvée aura continué à faire des ravages, et, surtout, dans l’opinion, au grand bonheur des islamistes d’Ennahdha, qui misent sur une chute brutale de la popularité de leurs adversaires politiques. Les élections municipales et locales, qui devraient se tenir avant la fin de 2016, donneront une idée sur l’ampleur des dégâts qu’aura provoqués la crise de leadership au sein de Nidaa Tounes.