L’illusoire fin des « services »
Alors que le discours officiel laisse entendre que le président Bouteflika a réussi à faire de l’Algérie un État « civil » en dévitalisant les services secrets, tout indique pourtant que la police politique garde ses prérogatives.
Abdelaziz Bouteflika a-t-il réussi à enterrer le DRS, le puissant Département du renseignement et de la sécurité, opaque mélange de police politique et d’État profond ? En Algérie, la question anime les milieux politiques et médiatiques, mais aussi la société profondément marquée par le spectre des srabess, les « services », réputés infiltrés partout et décidant de tout. Une série de « réorganisations » du DRS, menées par le chef de l’État depuis 2013, culminant avec le départ à la retraite du mythique général de corps d’armée Mohamed Lamine Mediène, dit « Toufik », mi-septembre, ont convaincu l’opinion que le Président a remporté son bras de fer contre une des polices politiques les plus opaques au monde. Mais des courants au sein même des services préfèrent parler de « redéploiement » et non d’affaiblissement de l’ex-Sécurité militaire faiseuses de rois.
La police politique est toujours là, ce sont seulement ses prérogatives qui ont changé de main. Le système Bouteflika n’a jamais eu autant besoin de la police politique, quelle que soit la forme organisationnelle qu’elle prend.
« C’est fini. Notre objectif était de transformer le DRS en un service de renseignements “ normal ” et d’en finir avec sa toute-puissance et son entrisme dans la presse, la société civile, les entreprises, les administrations, la police, les maisons d’édition, les ports, les ambassades », tranche un conseiller à la présidence de la République, sherpa du patron du FLN. Ce dernier, Amar Saadani, avait justement lancé l’an dernier une violente diatribe contre le DRS et son chef, le général Toufik, inédite dans les annales algériennes, l’accusant entre autres, de s’immiscer dans les affaires des partis. « Mediène a commis deux erreurs qui trahissent le gentlemen’s agreement avec Bouteflika, confie au Magazine de l’Afrique le conseiller du chef de l’État. D’abord, ses enquêtes sur la corruption sont remontées trop haut. Un des câbles de Wikileaks a même révélé que Toufik considérait que la corruption touchait jusqu’au cercle intime du président Bouteflika. Ensuite, et c’est une première, Mediène a refusé de se positionner sur le quatrième mandat de Bouteflika lors de la présidentielle d’avril 2014. Pour le Président et son entourage, c’est un crime de lèse-majesté. » Pour un autre proche du Président, la « grève du DRS » lors de la campagne électorale – ses hommes au sein de la garde présidentielle ont été retirés de la protection des ministres et même du Premier ministre et remplacés par des troupes d’élites de la gendarmerie –, aurait fini de « précipiter sa fin de règne ».
Entre 2014 et 2015, plusieurs directions (une quinzaine selon des anciens des services) du DRS ont été, ou affectées à l’état-major de l’armée dirigé par un fidèle de Bouteflika, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah, ou carrément dissoutes. De plus, l’installation du général-major Athmane Tartag, dit « Bachir », ex-numéro 2 du DRS, passé à la Présidence comme conseiller de Bouteflika, a été perçue comme l’accomplissement de la mise au pas des services aux profits du clan présidentiel. Le nouveau patron a commencé par mettre à la retraite pas moins de 13 hauts officiers du DRS, tous membres de la garde rapprochée du général Toufik. À la suite de ces mouvements tectoniques, les écoutes téléphoniques, la surveillance d’Internet et les réseaux de contrôle du DRS au sein des administrations ont été démantelés.
L’essentiel est sauf
La police politique n’existerait donc plus ? Trop simple. « Officiellement, nuance un cadre des services, le DRS n’existe presque plus selon l’architecture décidée il y a 25 ans par Mediène, conçue comme un rassemblement de tous les départements. OK, on ne contrôle plus les écoutes, c’est vrai. On laisse à la police les écoutes par casques comme au temps de la RDA. Nous, grâce à nos amis américains, nous avons gardé les logiciels d’écoute à reconnaissance vocale qui se déclenchent automatiquement. »
Une thèse corroborée par l’ancien ministre de la Défense, le général Khaled Nezzar, en fonction lors de la création du DRS en 1990. « L’essentiel du Département du renseignement et de la sécurité a été sauvegardé », a-t-il déclaré sur le site Internet d’informations tenu par son fils. Dans les faits, les services les plus importants – le renseignement intérieur (DSI, Direction de la sécurité interne) et les services à l’étranger (DDSE, Direction de la documentation et de la sécurité extérieure) restent au sein du DRS après les dernières réorganisations. Ces deux directions s’occupent de l’essentiel de l’action du renseignement et de la sécurité dans le pays : la DSI, en plus du contre-espionnage, se double d’un service de police politique aux larges prérogatives semi-officielles lui permettant d’intervenir dans plusieurs secteurs politiques, sociaux et économiques. La DDSE, quant à elle, est connue comme étant le ministère des Affaires étrangères bis, gérant aussi bien les crises malienne et libyenne que les représentations de l’Algérie à l’étranger. « Les passations de consignes entre les généraux Toufik et Tartag ont duré un peu plus d’une semaine, nous confie un officier du DRS. C’est vous dire l’importance des directions et des dossiers du DRS, même après cette apparente restructuration. » Apparente ? « Mediène a régné durant un quart de siècle sur un complexe réseau de services et de directions de sécurité, de renseignement, d’intelligence économique et de coopérations antiterroristes avec les grandes puissances, explique un général à la retraite, pourtant hostile aux méthodes intrusives du DRS. Il ne pouvait partir comme partirait un haut fonctionnaire qui remballe ses cartons et rentrer chez lui tranquillement. À lui tout seul, il est la boîte noire du régime algérien, le noeud de réseau de toutes les alliances stratégiques avec Washington, Moscou, Téhéran, Riyadh, etc. Avec sa logique d’ancien du KGB, il a accumulé des dossiers sur tout le monde, je veux dire “ tout le monde ” ! »
Un nouveau QG en construction
Pour finir, Mediène a été à l’origine de la solide coopération entre Washington et Alger sur le dossier de l’antiterrorisme, la légende le donnant, pour anecdote, présent au Pentagone le jour de l’attaque du 11 Septembre alors qu’il tentait de convaincre les responsables américains de la menace terroriste internationale ! « Toufik a aussi été le principal créateur de la Cissa, Comittee of Intelligence and Security Services of Africa, un organisme unique au monde englobant l’ensemble des services secrets du continent, doté d’une plateforme de coopération et d’actions communes. Même l’OTAN n’a pas réussi à monter un tel projet ! », révèle un ambassadeur africain à Alger. « Si le DRS était mort et enterré, alors expliquez-moi pourquoi dans la banlieue ouest d’Alger se construit un méga-complexe, une sorte de petite ville, qui abritera le nouveau quartier général du DRS ? », renchérit l’ancien général. « Bouteflika essaie de nous vendre son discours de mise en place d’un État civil. Or, les écoutes illégales se poursuivent, ciblant même les ministres… Je pourrais aussi parler de l’intervention des gendarmes, un corps militaire, dans la vie associative ou commerciale. Les agents du DRS ont toujours qualité d’officiers de police judiciaire. En quoi tout cela ressemblerait à un “ État civil ” ? »
Les militants des droits de l’homme, de leur côté, ne se font pas d’illusions : les arrestations de militants, d’activistes sur les réseaux sociaux et d’opposants se poursuivent, souvent de manière musclée et sans trop respecter la procédure judiciaire. Fin octobre, la Ligue algérienne des droits de l’homme (Laddh) a gelé ses activités durant dix jours pour protester contre « le harcèlement des militants des droits de l’homme qui a franchi le seuil de l’intolérable ». En cause, « la police politique qui, non seulement existe toujours, mais a même pris le temps de rendre officielles ses activités », souligne l’ONG. « La police politique est bel et bien réelle et exerce un chantage en marchandant la paix et la stabilité pour la pérennité du système politique en place ». Mohcine Belabbas, président du RCD, parti de l’opposition, ne dit pas autre chose : « La police politique est toujours là, ce sont seulement ses prérogatives qui ont changé de main. Le système Bouteflika, face au déficit de légitimité démocratique et aux défis de la crise économique qui se profile suite à la chute des rentrées pétrolières, n’a jamais eu autant besoin de la police politique, quelle que soit la forme organisationnelle qu’elle prend. » Pour l’officier du DRS, ces « changements » ne peuvent altérer la véritable mission des « services » : « Avoir l’oeil sur tout pour prévenir les dangers auxquels le pays est confronté, à l’intérieur comme à ses frontières. » Le système, encore une fois, a prouvé sa capacité d’adaptation ; « la stabilité dans la continuité », disent les Algériens.