Libye: la complexité politique

La Libye est au bord du chaos : deux principales coalitions se disputent le pays et ses ressources pétrolières. Autrefois compagnons d’armes contre Mouammar Kadhafi, les protagonistes paraissent irréconciliables tant leurs visions diffèrent.
La dernière fois qu’ils ont travaillé ensemble, c’était le 4 août 2014. Ce jour-là, le Congrès général national (CGN) devait céder sa place à la Chambre des représentants, élue le 25 juin. Mohammed Toumi, le plus âgé, et Mohamed Salem Ammar, son disciple, travaillaient de concert au sein du service communication du CGN. Le 4 août, les sièges sont restés vides. Les nouveaux élus ont fait l’impasse sur le protocole pour se réunir à 1 200 km de Tripoli, à Tobrouk. Mohamed Salem Ammar est resté fidèle au CGN pendant que son mentor rejoignait Tobrouk.
La rupture entre les deux hommes illustre la déchirure qui scinde la Libye. Les deux assemblées, situées à chaque extrémité du pays, ont nommé leurs propres gouvernements qui eux-mêmes s’appuient sur des forces armées ennemies. Les Libyens sont sommés de choisir un camp. À écouter les deux sons de cloche, le choix est simple : soutenir le CGN c’est « être un islamiste terroriste » ; pencher du côté de la Chambre des représentants c’est « être kadhafiste ». La décision de la Cour suprême, le 6 novembre, a radicalisé un peu plus les positions. Les Sages ont invalidé la légitimité de la Chambre des représentants au motif que la passation des pouvoirs ne s’était pas déroulée dans les règles et que siéger à Tobrouk est contraire au texte constitutionnel de transition.
La majorité des 188 députés de la Chambre des représentants (22 sièges n’ont pas pu être pourvus suite à des violences et à un boycott du scrutin), pour la plupart de tendance modérée, crient à la manipulation. Selon eux, les partisans du CGN, restés à Tripoli, ont fait pression sur les juges : « Les vrais députés sont à la Chambre des représentants », assure Mohamed Toumi.
Les élus ont un allié de poids avec la communauté internationale : malgré la déclaration des Sages, l’ONU continue de considérer la Chambre des représentants et son gouvernement dirigé par Abdullah al-Thinni comme les seules institutions légales en Libye. Le soutien est de taille, mais reste symbolique. En face, on oppose la réalité du terrain : « Nous contrôlons 90 % du pays et 95 % de la population nous soutient », affirme Abdoul Hamid al-Nami, conseiller de Omar al-Hassi, chef du gouvernement nommé par le Congrès.
Il est vrai que la Chambre des représentants règne sur un territoire situé à l’extrême-est du pays, à 160 km de l’Égypte. Loin de Tripoli, et donc des ministères, des sièges des principales compagnies d’État (pétrole, télécommunication, électricité) et de la Banque centrale, les élus n’ont aucun levier d’action, à commencer par les Finances. Parfaitement consciente de la situation, la Chambre a commencé à se déliter dès le début. Une trentaine d’élus n’ont jamais voulu prêter serment à Tobrouk, en contestant le lieu choisi. Le doyen et fédéraliste Aboubaker Buera a appelé à la création d’une Cyrénaïque indépendante. « Même si elle ne nous convient pas, il faut respecter cette décision pour sauver l’intégrité du pays », a pourtant reconnu Khaled al-Ousta, élu de l’Ouest.
Tandis que le champ d’action de la Chambre des représentants se réduit, le Congrès national général renaît. Malgré l’expiration de son mandat, le CGN n’avait pas attendu la décision de la Cour suprême pour remonter en selle.
Aube libyenne, une coalition de brigades armées qui contrôle Tripoli depuis cet été, l’a rappelé au pouvoir. Sur les 200 membres du Congrès initialement élus en 2012, une centaine se sont réunies officiellement. La grande majorité des députés est issue du parti des Frères musulmans, Justice et Construction, et du Bloc du Sang des martyrs, qui réunit des salafistes. Pour Premier ministre, ils ont choisi Omar al-Hassi, un ancien membre du Groupe islamique combattant en Libye, considéré comme proche d’Al-Qaida. « L’ONU nous a appris à nous conformer aux décisions judiciaires. Il est temps qu’elle s’applique à elle-même ses leçons en nous reconnaissant », prévient le nouveau responsable.
Si « le Premier ministre du gouvernement de Salut national », comme il se définit, se permet de provoquer le bras de fer avec la communauté internationale, c’est qu’il peut compter sur un atout décisif : Aube libyenne. Cette coalition armée rassemble principalement les brigades révolutionnaires de 26 villes. Derrière ce groupe se cachent les brigades de Misrata, les plus puissantes, qui donnent le ton.
Et derrière Misrata, les Frères musulmans sont pointés comme responsables. La troisième ville du pays entretient en effet des liens étroits avec la Confrérie. Sa force dépend grandement de ses relations avec Ankara. Le chef du parti Justice et Construction, Mohammed Sawan, est un Frère originaire de Misrata. Aussi, Aube libyenne prône une ligne dure envers tous ceux soupçonnés de « faiblesse » envers l’ancien régime. Sur le plan militaire, cette ligne de conduite vise deux ennemis : le général Haftar à l’Est et la ville de Zintan à l’Ouest.
Une dignité douteuse
Hamdi al-Bechti contemple les premières crêtes des monts Nefoussa, avant Zintan. « J’ai fait la révolution en 2011. Je me suis battu aux côtés de Zintanis. Maintenant, je me sens désolé pour eux. Ils ont changé d’état d’esprit. Ils combattent avec les kadhafistes », explique, non sans tristesse, le commandant d’Aube libyenne, qui tient la « Zone T », dernier point stratégique dans la plaine repris aux Zintanis début novembre. Acculées depuis leur défaite à Tri- poli, les brigades de Zintan comptent sur les monts Nefoussa pour stabiliser le front. En effet, le paysage escarpé favorise les défenseurs qui ont remporté quelques victoires importantes.
Mais Zintan se retrouve sans renfort à l’Ouest. La petite cité comptait sur son alliance avec la tribu des Wershefana et celle des Warfallah de Bani Walid pour contrer Aube libyenne : les premiers n’ont pas résisté à la puissance de feux de leurs adversaires, et les seconds, prudents, n’ont pas osé entrer en guerre ouverte contre Misrata. La coalition proposait une perspective de réconciliation entre révolutionnaires et partisans de l’ancien régime sous le sceau des tribus. Ces dernières auraient alors occupé un pouvoir politique. Le salut de Zintan pourrait venir de l’Est.
Depuis mai, l’ancien général Khalifa Haftar a lancé l’opération Karama (« Dignité ») pour se débarrasser des islamistes. Bien qu’opérant sur deux fronts situés à chaque extrémité du pays, ses partisans et les brigades de Zintan se retrouvent dans leur lutte contre l’islamisme. Karama, qui compte dans ses rangs une bonne partie de l’armée de l’Air, a lancé des attaques aériennes à l’Ouest contre des sites stratégiques d’Aube libyenne pour soulager Zintan. Les deux groupes ont clairement affiché leur soutien à la Chambre des représentants. Envisagée comme une guerre-éclair, l’offensive de Khalifa Haf- tar s’enlise à Benghazi, malgré le soutien logistique et financier de l’Égypte et des Émirats arabes unis.
Menace djihadiste
La figure de Khalifa Haftar est loin de recueillir l’unanimité. Son profil fait craindre des velléités dictatoriales. Ses adversaires l’accusent d’être à la solde des kadhafistes et de l’étranger. Cependant, à mots couverts, les chancelleries occidentales et des pays voisins comme l’Algérie lui savent gré de parvenir à freiner l’expansionnisme djihadiste. De leur côté, les djihadistes contrôlent déjà entièrement la ville de Derna, à l’Est. Un groupe appelé le conseil de la Choura de la jeunesse islamique a prêté allégeance à l’État islamique.
Également présent dans l’Est libyen depuis la fin de la révolution, Ansar al-Charia, classé groupe terroriste par les Nations unies le 19 novembre dernier, est accusé de nombreux assassinats ciblés et notamment de la mort de l’ambassadeur américain Christopher Stevens, en 2012. La milice est l’alliée militaire d’Aube libyenne, selon l’adage « l’ennemi de mon ennemi (Haftar) est mon ami ». Le gouvernement de Tripoli prend néanmoins ses distances avec son sulfureux partenaire : « Il y a des terroristes dans Ansar al-Charia mais le pire des terroristes reste Haftar », explique Mohamed al-Ghirani, le ministre des Affaires étrangères, issu d’Aube libyenne.
Malgré tout ce chaos, une institution continue de travailler dans un calme et une indépendance surprenants : le Comité constitutionnel. Élue en février 2014, l’instance doit présenter une première version de la Constitution. Si la Constitution venait à être votée, la Libye sortirait enfin de sa période de transition qui court depuis 2011. Mais les espoirs pourraient vite être douchés. « Si la Constitution nous convient, nous la voterons et le référendum aura lieu. Mais si le texte ne va pas dans notre sens, nous pourrons la contester devant la Cour suprême, car le comité a mis plus de 120 jours pour la rendre publique contrairement à ce qu’exigeait la loi », prévient Abdoulkader Hueli, un élu du CGN.