Les dessous du jeu d’Algérie
Gagner l’adhésion des tribus à la frontière, composer avec les islamistes par l’intermédiaire de Rached Ghannouchi et renforcer le renseignement : Alger a mis toute son expertise au service de la Libye pour l’aider à sortir du chaos. Difficile de dire si cela suffira.
L’ancien chef rebelle islamiste libyen Abdelhakim Belhadj, l’ancien vice-président du Congrès général libyen Jomaa Atiga, le président du Parti de la justice et de la construction Mohamed Souan, Frères musulmans libyens… Costumes gris impeccables, mains sagement croisées, droits comme des i, et plus ou moins à l’aise devant les caméras des médias offi ciels, ce 17 mars, ils ont pour- tant tous posé pour la photo de famille. Car pour une fois, Alger tenait à ce que cela se sache : c’est elle qui mène les pourparlers pour « une solution politique » en Libye en vue de former un gouvernement d’Union nationale. Quelques jours plus tôt, Abdelkader Messahel, ministre délégué chargé des Affaires maghrébines et africaines, reconnaissait qu’« environ 200 personnalités libyennes » s’étaient déjà « secrètement réunies en Algérie », insistant : « Nous avons de bonnes relations avec le gouvernement de Tobrouk et avec le gouvernement de Tripoli. »
« Les tribus pro-Kadhafi ont toujours été proches de nous on l’a vu en août 2011 quand la famille du Guide libyen a fui en Algérie par Tinalkoum. On peut aussi compter sur les tribus anti-Kadhafi pour qui le ressentiment envers Alger est très fort, mais qui ont maintenu des liens parce qu’il y a toujours des contacts entre les notables de la région. »
Le ministre aurait même pu ajouter qu’Alger entretient de bonnes relations avec tous les acteurs libyens (ou presque), il n’aurait pas été très loin de la vérité. Abdelwahab Benkhlif, enseignant en relations internationales à l’université d’Alger 3, l’affirme : « L’Algérie a une profonde connaissance des dessous du dossier libyen, et elle garde une stricte neutralité et la même distance avec toutes les parties ». Une maîtrise qu’elle doit en grande partie au patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), le général Mohamed Lamine Mediene, qui fut dans les années 1970, attaché militaire en Libye. « Même s’il reste sous les ordres d’Ahmed Gaïd-Salah, non pas en tant que chef d’état-major mais en tant que vice-ministre de la Défense, Mediene joue un rôle très important dans ce dossier, car il a de bonnes connexions avec les pro-Kadhafi , rappelle un officier du DRS. Il a géré le dossier des opposants au Guide libyen, avec qui il est toujours resté en contact pour les questions sécuritaires au Sahel. C’est vrai qu’il faut nuancer : le pouvoir de décision n’est pas concentré entre ses mains. Le DRS a besoin, sur une médiation aussi importante, d’une décision politique. »
Le jeu d’Alger en Libye comprend plusieurs cartes. La première : celle des tribus et des groupes non islamistes. En particulier à la frontière entre les deux pays. Les Algériens travaillent avec les jeunes des tribus touaregs, tobous et quelques tribus arabes pour créer une zone interdite aux islamistes, au Sud-Ouest, de Ghadames à la frontière avec le Niger en passant par Murzuk. De leur point de vue, si la situation dégénère en Libye, mieux vaut entretenir de bonnes relations avec les populations des régions frontalières pour sécuriser la zone. Une partie presque gagnée d’avance au regard de l’enracinement des tribus dans cette zone et dont les prolongements vont jusqu’au Tchad. D’ailleurs, en décembre, le président tchadien Idriss Deby s’est rendu à Alger, accompagné d’une importante délégation de diplomates et de militaires.
Une source sécuritaire précise : « Les tribus pro-Kadhafi ont toujours été proches de nous on l’a vu en août 2011 quand la famille du Guide libyen a fui en Algérie par Tinalkoum. On peut aussi compter sur les tribus anti-Kadhafi pour qui le ressentiment envers Alger est très fort, mais qui ont maintenu des liens parce qu’il y a toujours des contacts entre les notables de la région. » Preuve de cette influence : la résolution des récents accrochages entre milices tobous et touaregs dans le Sud de la Libye, s’est concrétisée en partie grâce à l’intervention des Algériens.
Comme aucun consensus n’existe aujourd’hui sur l’avenir de la Libye, le défi immédiat pour la médiation de l’Algérie est d’éviter la généralisation de la violence.
Deuxième carte, plus délicate : celle des islamistes avec lesquels il est plus politiquement compliqué de s’afficher. Mais Alger a sa botte secrète. Elle s’appelle Rached Ghannouchi. Le leader du parti tunisien Ennahda, avec qui l’Algérie entretient de très bonnes relations depuis longtemps (il s’était exilé à Alger en 1989). « On peut dire qu’il sert d’interface avec les islamistes et les plus extrémistes des groupes, témoigne une source militaire. Il est sur ce dossier depuis le mois de septembre. En tant que chef de parti, il est à la recherche d’une stature et en l’occurrence, les Algériens peuvent lui permettre de gagner de l’envergure. » Un collaborateur des Affaires étrangères fait part d’une autre version : « À un moment, il y a eu beaucoup de tensions entre Ghannouchi et l’armée tunisienne, qui lui reprochait, à lui et aux Frères musulmans, d’aider les djihadistes tunisiens à partir en Syrie. Pour calmer le jeu, nous sommes intervenus. En échange, il nous aidait pour entrer en contact avec les extrémistes libyens. » La stratégie ? Jouer la division parmi les groupes islamistes en soutenant les Frères musulmans libyens et les groupes salafistes non-djihadistes pour renforcer leur position et détruire les milices takfiristes et extrémistes. Alger serait soutenue dans cette tactique par Doha et Ankara.