Le bilan contrasté de John Fru Ndi
John Fru Ndi, symbole des espoirs déçus pour certains, catalyseur des avancées démocratiques pour d’autres, incarne les contradictions de la politique camerounaise. Quel bilan pour lui, 25 ans après la création de son parti ?
Ironie de l’Histoire, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pou-voir) et le Social Democratic Front (SDF) ont en commun la ville de Bamenda, fief du SDF, comme lieu de naissance. « Là s’arrête le rapprochement entre le RDPC et notre mouvement », s’agace un membre du parti anglophone, selon qui « seul John Fru Ndi est encore en mesure de démocratiser le pays et d’appor-ter le développement qu’il attend ».
Beaucoup de Camerounais partageaient cette conviction, dès 1990, à la création du SDF… On peut légitimement s’interroger sur le poids politique de John Fru Ndi, 25 ans après. « Réel et intact », affirment à l’unisson des militants du parti. À leur sens, les avancées démocratiques enregistrées par le Cameroun sont à mettre à l’actif de Fru Ndi et de personne d’autre.
Il est vrai que la liberté d’expression a gagné du terrain, et que l’introduction récente de la biomé-trie dans le processus électoral constitue un progrès remarqué. Même « s’il s’agit encore d’une demi-biométrie », tempère Josua Osih, premier vice-président du SDF, qui considère le système est encore à parfaire.
De son côté, John Fru Ndi continue de réclamer un mode électoral à deux tours, pour le scrutin présidentiel : « Si la victoire à cette lutte n’est pas totale, il sera difficile de battre le candidat sortant. Car celui-ci restera toujours le maître du jeu élec-toral. » John Fru Ndi se pose également en acteur majeur de la consolidation de la paix, préservée depuis longtemps, au Cameroun : « L’alternance au sommet de l’État ne doit pas se dérouler au prix d’un bain de sang versé par les Camerounais, raison pour laquelle nous avons pris sur nous de faire certaines concessions à ceux qui dirigent ce pays, parfois au détriment des intérêts directs de notre mouvement».
Pourtant, les occasions de mettre de l’huile sur le feu n’ont pas manqué, ces dernières années ! Fru Ndi et son parti ont souvent adopté une attitude responsable, privilégiant l’apaisement. Il en avait été ainsi, en 2008, lors des « émeutes de la faim » qui avaient ébranlé le pays. De cette révolte sociale, John Fru Ndi a d’ailleurs une lecture plus politique : « Cette insurrection résultait d’un mécontentement lié à la révision constitutionnelle qui supprimait la limitation du nombre de mandats pré-sidentiels. »
Une opposition en sourdine
Quoi qu’il en soit, l’activisme du « Chairman » pour un soutien populaire aux forces de défense du Cameroun contre la secte Boko Haram est à mettre au compte de cette quête de la paix. Cette attitude responsable a du reste valu à John Fru Ndi une reconnaissance au-delà des frontières. Ainsi, l’ONG anglo-américaine African Focus vient de le récompenser, lors d’une cérémonie tenue à Los Angeles, pour ses efforts de paix.
Ce sont ces apports positifs pour la société camerounaise que le SDF a récemment célébrés, à l’occasion des cérémonies marquant son 25e anniversaire, la dernière semaine de mai. Un événement auquel ont pris part de hauts dignitaires d’autres partis, y compris du RDPC. Le parti au pouvoir et son dauphin par ordre d’importance sur l’échiquier politique camerounais confirment ainsi leur rapprochement. Le premier acte a eu lieu le 10 décembre 2010 à Bamenda, avec la rencontre entre Paul Biya et John Fru Ndi.
Le Cameroun célébrait alors dans la capitale régionale du Nord Ouest le cinquantenaire des armées. « En côtoyant le RDPC, notre Président confirme son engagement pour un dialogue politique, nécessaire dans notre pays. C’est aussi la preuve de l’évolution de nos positions et de notre regard sur la scène socio-politique de notre pays. En revanche, nous n’avons jamais accepté d’entrer au gouvernement, compte tenu de nos profondes divergences qui subsistent avec le RDPC », justifie Josua Osih.
Dans ce contexte politique, beau-coup considèrent alors que John Fru Ndi « a capitulé » dans sa mission pour l’alternance. Pis, que « le Chairman entretient une complicité coupable avec le président Biya, qui le couvre d’argent, histoire de maintenir cette attitude peu combative observée chez Fru Ndi, depuis quelques années ». Le journaliste Xavier Luc Deutchoua, dans une enquête qu’il avait publiée, le 22 février 2007 dans le quotidien Mutations, accusait déjà John Fru d’avoir « perçu 500 mil-lions de F.CFA lors de la présidentielle de 2004 afin de saborder la stratégie de l’opposition ».
Si ces allégations n’ont pas vraiment eu de conséquences, elles ont permis de comprendre où réside la pomme de discorde dans les luttes fratricides à répétition, observées au sein du SDF ces dernières années. Le « juteux » fauteuil de président du parti occupé sans discontinuer par Fru Ndi fait l’objet de convoitises. Difficile dans ces conditions pour le « Chairman » de se consacrer avec sérénité à son rôle d’opposant numéro un, tant il doit défendre son poste avec la dernière énergie. Ceux qui ont essayé de destituer le président-fondateur, qui règne sans partage depuis 25 ans l’ont appris à leurs dépens. C’est le cas de Bernard Muna et bien d’autres. « John Fru Ndi maîtrise au ras du sol son parti et ce dans tous les coins et recoins du pays. Il devient alors difficile d’ourdir une quelconque déstabilisation contre lui. D’ailleurs certains de ses rivaux qui ont claqué la porte du parti sont reve-nus lui demander pardon », explique le politologue Manassé Aboya.
Reculs électoraux
L’arme fatale utilisée par Fru Ndi a un nom : le 8.2. Cet article des statuts du parti consacré à la discipline, combiné à d’autres mécanismes, sert à écarter sans autres formes de procès les insoumis au pouvoir du chef. « Cette autorité sur ses collaborateurs et militants, le président national le tient des sacrifices consentis. Dans les années de plomb lorsqu’il était encore subversif de lancer un parti politique, alors que tout le monde se cachait, lui, il avait eu le courage d’aller déposer les statuts du SDF à la préfecture du département de la Mezame, dans la région du Nord-Ouest, pour la création du parti », commente Joseph Lavoisier, l’un de ses porte-parole. Les conséquences sont sans appel : d’année en année, le poids politique du SDF va décroissant.
Le Chairman n’a pas été capable de se faire élire sénateur lors des premières élections à la Chambre haute du parlement, en 2011. Bien entendu, il a accusé le RDPC d’avoir manipulé les conseillers municipaux, grands électeurs, perpétuant ainsi la thèse du complot. Lors de l’élection présidentielle de la même année il n’a obtenu que 10 % des voix, alors qu’en 2004, il avait réuni 17,40 % des suffrages, un score déjà loin des 36 % des votes obtenus en 1992, contre 40 % pour Paul Biya, déclaré vainqueur.
À l’époque, John Fru Ndi savait encore tenir en haleine ce peuple à l’aide de slogans révolutionnaires du type « Sofa don finish ! » (la souffrance est ter-minée) ; Biya must go ! (Biya doit partir). Aujourd’hui, ces envolées lyriques sur fond de populisme ne suffisent plus. Le peuple a plus que jamais besoin du concret de la part des acteurs politiques, de tout bord.