Langellier : « Senghor a tiré le meilleur de ses contradictions »

Personnage protéiforme, Léopold Sédar Senghor mérite d’être revisité tant son destin est exceptionnel. Jean-Paul Langellier, journaliste et écrivain, s’est attaché à mener l’enquête, vingt ans après la disparition de l’ancien président du Sénégal.
Par Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet
Ancien journaliste, aujourd’hui écrivain, vous avez passé 35 ans au journal Le Monde, correspondant en Afrique, en Israël, au Brésil, à la tête du service Étranger. Aujourd’hui, vous publiez sur Léopold Sédar Senghor un volumineux ouvrage de 440 pages ; pourquoi ce choix ?
Ne faites pas peur au lecteur ! En fait, le livre ne compte que 360 pages de texte et le reste est composé d’annexes. Auparavant, j’avais rédigé une biographie de Mobutu, qui est quelqu’un qu’on classerait parmi les « méchants ». J’avais envie de parler d’un « gentil » ou, en tout cas, de quelqu’un qui suscite l’empathie et parfois la sympathie, qui soit attachant.

La deuxième raison est qu’il y a très longtemps, dans mes premières années au Monde, j’ai croisé Senghor et je l’ai interviewé une fois. En 1970, j’ai suivi la première campagne électorale multipartite du Sénégal.
La troisième raison, beaucoup plus importante, est la dimension de cet homme totalement protéiforme. Il est à la fois Africain et Français, poète, intellectuel, grand chrétien, analyste, essayiste, philosophe, penseur, défenseur de la langue française… puis homme politique ! Vaillant, combattant pour l’indépendance pendant quinze ans, il a été pendant vingt ans à la tête de la plus vieille colonie française en Afrique. Tout cela suffisait.
Les rapports ont totalement changé. Nous sommes désormais dans une période de décontraction totale de la part des intellectuels ; ils ont dépassé tous les tourments qui se posaient à l’époque de Senghor et de Césaire. Nous le voyons, commence plutôt la phase de lente restitution des œuvres.
Quand on pense que Senghor a écrit, hormis ses poèmes, quelque 3 500 pages – recueillies dans les volumes parus au Seuil –, on trouve là matière à réflexion et à attachement. La dernière petite raison est que j’avais l’impression qu’on trouve encore beaucoup de choses à raconter sur Senghor. Je n’ai pas été déçu en allant fouiller pas mal d’archives qui n’avaient pas été beaucoup exploitées.
En effet, dans ce livre, vous consacrez 77 pages aux notes (bibliographie, chronologie et l’index) ! C’est un travail de chercheur. Pour autant, cette somme d’information reste-t-elle dans la mémoire des Africains, alors que le monde a changé ? Quel retour avez-vous sur ce personnage?
Les Sénégalais vivent dans un pays sans se rendre compte de tout ce qu’ils doivent à Senghor. Tout est devenu naturel. Voilà un pays qui est à la fois stable et démocratique, quarante ans après l’indépendance. Il a, en gros, échappé à tous les drames qu’ont connu, parmi ses voisins, des putschs militaires, des guerres tribales et des conflits religieux.
Le pays résiste assez bien, même s’il faut être vigilant, aux poussées salafistes. On y trouve la liberté et le pluralisme politique. L’alternance au pouvoir y est considérée comme la chose la plus naturelle au monde. Cela, c’est grâce à Senghor et au fait que ses successeurs se sont sentis liés par cet engagement.
Il faut rappeler que Senghor est le seul chef d’État africain qui, après vingt ans, a quitté le pouvoir de son plein gré. Il a formé son successeur, qui était son disciple, et était paré des mêmes vertus.
Senghor est un bon prisme pour aborder les problématiques de l’aliénation culturelle, l’occidentalisation et les questions de la double culture et du métissage. Ces sujets sont aujourd’hui inachevés et se posent avec acuité.
Bien sûr. Senghor est celui qui a vécu cela avec le plus d’intensité et qui, sans toujours le théoriser, l’a exprimé et assumé. Le fil d’Ariane de mon livre est ce dilemme existentiel qui a toute sa vie poursuivi et parfois hanté Léopold Sédar Senghor.
Avec toutes les contradictions de cette double fidélité qu’il avait envers ses racines africaines et puis l’extraordinaire émerveillement qu’il a eu avec les apports de l’Europe, particulièrement de la France.
Il a essayé toute sa vie de concilier les intérêts du Sénégal et ceux de la France, ceux de l’Afrique et ceux de l’Europe, la nécessaire marche vers l’indépendance et la volonté de rester dans une sphère francophone, le catholicisme auquel il appartient et l’islam qui est le fait de la majorité de la population… Il a réussi, me semble-t-il, à tirer le meilleur de tout cela. À travers la poésie en langue française et l’œuvre francophone, il a sublimé ses contradictions.
Vous écrivez : « Il a choisi de vivre l’Occident en Afrique. » N’est-ce pas plutôt la modernité en Afrique ? C’est une question essentielle aujourd’hui pour ce continent…
Senghor n’était pas un économiste. Il a laissé cela à d’autres comme Abdou Diouf. Senghor n’est pas un moderne en général. C’est quelqu’un qui conserve ce qu’il y a de bien. Pour autant, il est très moderne par l’art de gouverner et parce qu’il est vertueux ; il rompt avec beaucoup de traditions.
Il suffit de comparer son destin et celui de tous ses voisins. Voilà un des seuls hommes à ne pas se soucier d’argent et qui a tout fait pour maintenir bien séparés l’argent privé et l’argent public et ne jamais sombrer dans le népotisme, dont il se méfiait. Il a su s’ouvrir presque toujours à la nouveauté. L’acte suprême de la modernité est de partir en beauté alors qu’on n’y est pas obligé.
La notion d’alternance est un élément fondamental dans le système démocratique pour éviter l’usure du pouvoir. Quelles ont été les « surprises » de ces trois ans de documentation, de lecture et de rédaction sur l’objet de votre étude ?
J’ai eu beaucoup de surprises car je ne connaissais pas Senghor comme je le connais maintenant. J’ai trouvé des choses passionnantes dans les archives spiritaines qui n’ont jamais été exploitées. Elles ont été écrites quand Senghor était jeune élève chez les pères du Saint-Esprit, durant une douzaine d’années.
J’ai trouvé le journal tenu par les curés, qui m’a beaucoup aidé car on y trouve tout le décor de cette période qui va de 1914 à 1928. Sur place, j’ai vu ce qui restait de cette mission. Sur la période où il était prisonnier, j’ai exploité la pépite trouvée par un historien allemand : le rapport de captivité de Senghor.
Sur son rôle dans la Résistance, se trouve a à l’université de Montpellier un fonds Senghor tenu par son ami poète, Armand Guibert. Parmi 400 documents, j’ai trouvé des lettres qui parlaient de son acte de résistance, le nom de la personne qui l’a abrité trois semaines chez lui, qui était juive, russe et résistante. C’est assez gratifiant !
À la lumière de votre expérience de journaliste et de biographe, comment voyez-vous l’Afrique, qui continue d’être l’objet de condescendance et d’un regard réducteur ?
Je crois que cela a changé. Senghor aurait été ravi de savoir que le lauréat du prix Goncourt est le Sénégalais Mohamed Mbouga Sarr. Il doit sourire dans sa tombe ! C’est exactement ce qu’il souhaitait, cent ans après la remise du prix Goncourt à un Antillais, en 1921.
Il souhaitait passer son témoin, que la culture reste privilégiée. Il a tout fait pour cela, avec des budgets pour la Culture et de l’Éducation très élevés. Il riait de lui-même en disant que les militaires n’avaient pas grand-chose. Cette politique porte ses fruits. Aujourd’hui, 40 ans après son départ du pouvoir et 20 ans après sa mort, je trouve qu’il a réussi son pari. Le regard que l’on a sur le Sénégal est un regard fraternel.
Le Sénégal est aussi un pays carrefour.
C’est ce qu’il a voulu et le pays a même été un « carrousel culturel ». Senghor a été le premier à théoriser la négritude, l’acte qui permet de redonner toute sa fierté et toute sa dignité au mot nègre. Césaire et Senghor l’ont voulu ainsi.
Ils n’ont pas voulu construire un mot ou un concept à partir du mot noir. Ils ont choisi délibérément le mot négritude. Après cette période, on peut se dire aujourd’hui que ces gens ont posé les bases de ce qui a été, pendant les vingt ans de règne de Senghor, un carrefour culturel.
On trouve au Sénégal la liberté et le pluralisme politique. L’alternance au pouvoir y est considérée comme la chose la plus naturelle au monde. Cela, c’est grâce à Senghor et au fait que ses successeurs se sont sentis liés par cet engagement.
Il est ensuite le premier à accueillir tout le monde noir à Dakar. Ce n’est pas par hasard non plus que ce monde se retrouve en 1966 lors d’une manifestation autour des arts nègres. C’était très clair. Il y a ensuite des expositions, la construction d’un musée, de nombreuses activités au théâtre de Dakar Daniel Sorano, et cela n’a pas cessé. Aujourd’hui encore, Dakar est un pôle culturel en Afrique.
Comment jugez-vous le rapport entre France et l’Afrique qui aujourd’hui est assez malmené par les événements ?
Je ne travaille plus sur l’Afrique directement mais mon impression est que les rapports ont totalement changé. Nous sommes désormais dans une période de décontraction totale de la part des intellectuels ; ils ont dépassé tous les tourments qui se posaient à l’époque de Senghor et de Césaire. Nous le voyons, commence plutôt la phase de lente restitution des œuvres.

Cela dit, je ne suis pas sûr que Senghor aurait apprécié certains courants actuels « postcoloniaux » qui cherchent à s’exprimer dans le registre de la repentance, du conflit et de l’exaspération. Le Président était un humaniste, un homme de dialogue et d’ouverture, sans doute lié au fait qu’il était un chrétien assez fervent.
Il ne serait pas forcément reconnu dans certains propos tenus aujourd’hui par des Africains mais surtout par des Français ou des Anglo-Saxons sur les universités. On dirait qu’ils veulent indirectement faire repentance et pour cela, en font un peu trop.
@HBY et NB