L’Afrique, une alliée naturelle de l’Inde

Les liens entre l’Inde et l’Afrique sont ancrés dans une histoire commune. Alors que l’Inde ambitionne de devenir une superpuissance, le commerce, les relations d’affaires et la refonte des institutions internationales occuperont une place centrale dans leurs relations.
Au début du récent sommet du G20 à New Delhi, le Premier ministre indien a entamé les débats par une annonce qui révèle l’importance que son gouvernement accorde aux relations avec l’Afrique. Déclarant que la présidence indienne du G20 était « un symbole d’inclusion », Narendra Modi a proclamé que « dans ce sentiment d’inclusion, Bharat [le nom qu’il préfère pour l’Inde] propose que l’Union africaine obtienne le statut de membre permanent du G20 ».
À son sens l’« inclusion de l’Union africaine dans le G20 souligne son rôle essentiel dans le progrès mondial. Cette décision du G20 « constitue une avancée significative vers un dialogue mondial plus inclusif… les efforts de collaboration profitent non seulement à nos continents respectifs, mais aussi au monde entier ».
Narendra Modi a souvent déclaré son ambition de faire de l’Inde la « voix du Sud ». Les dirigeants africains espèrent qu’une nouvelle période de relations économiques et politiques fortes avec la puissance montante de l’Inde permettra effectivement au continent de mieux se faire entendre au niveau mondial.
L’Inde et l’Afrique entretiennent des relations politiques chaleureuses depuis la naissance de l’Inde en tant qu’État indépendant en 1947. Visiblement, le gouvernement de New Delhi cherche désormais à tirer parti de ces relations de manière plus proactive afin de promouvoir un large éventail d’intérêts économiques et géopolitiques qui sont au cœur de la mission de Narendra Modi visant à faire de l’Inde l’une des superpuissances de ce siècle.
Shobhana Shankar, professeure d’histoire africaine et mondiale à l’université Stony Brook, affirme que l’Inde et l’Afrique se sont longtemps perçues comme des frères d’armes engagés dans une lutte mutuelle contre un ordre mondial injuste et souvent exploiteur ; une idée qui trouve ses racines dans l’ère du colonialisme occidental, mais qui reste puissante aujourd’hui.
« Même si les pays africains et l’Inde ont eu des problèmes, et en ont encore, il existe une relation omniprésente qui découle d’un contexte émotionnel dans lequel ils ont toujours été liés, que ce soit en raison des luttes anticoloniales ou de l’héritage du Mahatma Gandhi, qui a vécu en Afrique du Sud pendant plus de vingt ans et a été une voix importante contre l’apartheid », explique l’universitaire.
Ce récit a contribué à créer une « infrastructure émotionnelle qui aplanit les tensions matérielles pouvant survenir sur des sujets spécifiques », ajoute-t-elle. L’« infrastructure émotionnelle » identifiée par Shobhana Shankar est un élément dont le Premier ministre Modi cherche à tirer parti pour atteindre ses objectifs économiques, politiques et diplomatiques.
Un rééquilibrage
Lorsque nous utilisons le terme « Sud Global », il ne s’agit pas seulement d’un terme diplomatique, a-t-il expliqué. « Dans notre histoire commune, nous nous sommes opposés ensemble au colonialisme et à l’apartheid. C’est sur le sol africain que le Mahatma Gandhi a utilisé de puissantes méthodes de non-violence et de résistance pacifique. C’est sur cette base historique solide que nous façonnons nos relations modernes. »
Pour les responsables politiques de New Delhi et des capitales africaines, le défi consiste désormais à s’appuyer sur cette histoire et à déterminer l’avenir des relations entre l’Inde et l’Afrique. Harsh Pant, professeur au King’s College de Londres, estime que « la principale ambition à ce stade est d’adapter les relations entre l’Inde et l’Afrique aux réalités du XXIe siècle ».

« Les décideurs politiques s’appuyaient auparavant sur le récit historique comme point de départ, mais avec le temps, les générations et les ambitions ont changé », explique le chercheur. Si ce récit reste symboliquement puissant, Harsh Pant estime qu’« une dissonance est apparue entre ce que l’Inde attendait de l’Afrique et ce que l’Afrique attendait de l’Inde… Nous assistons aujourd’hui à un rééquilibrage, car les décideurs indiens ont compris qu’ils devaient s’engager avec l’Afrique dans les conditions d’aujourd’hui ».
Il suggère que le potentiel économique offert par de nombreux marchés africains est au cœur de ce processus de modernisation à New Delhi. Les échanges commerciaux entre l’Inde et l’Afrique subsaharienne n’ont cessé de croître, passant d’un total de 47 milliards de dollars en 2012 à près de 90 milliards $ en 2022. L’Union africaine est désormais le quatrième partenaire commercial de l’Inde, après les États-Unis, la Chine et les Émirats arabes unis. L’énergie est un élément essentiel de ce tableau : New Delhi est le plus gros acheteur de pétrole brut nigérian, l’Afrique fournissant environ un quart des importations totales de brut de l’Inde.
Si l’Inde continue d’accuser un déficit commercial avec le continent, en grande partie dû aux importations de pétrole et de ressources naturelles, le pays a cherché à diversifier ses exportations vers l’Afrique au cours des dernières années. Le continent achète davantage de produits tels que du pétrole raffiné, des produits pharmaceutiques et des produits chimiques. En 2020-2021, le volume des échanges de médicaments et de produits pharmaceutiques entre l’Inde et les pays africains a atteint le chiffre record de 3,8 milliards $.
Des échanges potentiels
Toutefois, comme l’indique la prolifération des échanges dans ces secteurs, les deux parties semblent déterminées à élargir le champ des échanges entre l’Inde et l’Afrique. Abhishek Jain, responsable du corridor Inde-Afrique chez KPMG Afrique du Sud, affirme qu’« il existe ici un potentiel commercial important qui est sous-exploité ».
Selon l’analyste, il existe de nombreux domaines traditionnels dans lesquels les échanges sont importants, par exemple les textiles, les minéraux, les produits pétrochimiques, les produits agricoles. « C’est une bonne chose et cela continuera, mais nous devrions également encourager les dirigeants indiens et africains à réfléchir aux entreprises du « nouvel âge » et aux autres formes d’échanges possibles. »
L’Inde abrite des start-up innovantes, un secteur des énergies renouvelables en pleine expansion et des technologies spatiales de pointe. Elle est l’un des leaders mondiaux en matière de technologies de paiement numérique, avec plus de paiements quotidiens effectués en Inde que dans n’importe quel autre marché du monde. L’« Afrique devrait réfléchir à la manière dont elle peut s’engager dans ces développements et en tirer profit », commente Abhishek Jain.
Un domaine de coopération particulièrement fructueux devrait être celui des énergies renouvelables, qui pourrait être considéré comme une évolution naturelle des échanges commerciaux importants que les deux parties réalisent dans le domaine des combustibles fossiles et des ressources naturelles.
Le gouvernement indien, qui a déclaré en 2021 son intention de parvenir à des émissions nettes nulles d’ici à 2070, a renforcé son infrastructure en matière d’énergies renouvelables et dispose aujourd’hui de la troisième plus grande capacité de production d’électricité au monde.
Narendra Modi a cherché à jouer un rôle de premier plan dans ce secteur, l’Inde ayant fondé l’Alliance solaire internationale (ASI) multilatérale afin de favoriser la transition énergétique dans les pays membres, dont 44 pays africains. En partie grâce à l’influence de l’ISA, la National Thermal Power Corporation (NTPC) de l’Inde a déjà obtenu des contrats pour développer des parcs solaires au Mali et au Togo, et chercherait à investir au Soudan, au Mozambique, en Gambie, au Malawi et dans d’autres pays africains. En 2021, le gouvernement indien s’est engagé à accorder 2 milliards $ de crédits à des conditions préférentielles pour des projets d’énergie solaire en Afrique.
Opportunités pour l’Afrique
Les entreprises du secteur privé semblent suivre de près. Par exemple, ReNew Energy, l’une des plus grandes sociétés indiennes d’énergie renouvelable, travaille actuellement sur une étude de faisabilité pour un projet d’hydrogène vert de 8 milliards $ en Égypte, tandis qu’Adani Green Energy, basée à Ahmedabad, envisage un projet de 10 GW au Maroc.
S’il est optimiste quant au potentiel de croissance du commerce entre l’Inde et l’Afrique, Abhishek Jain souligne également que le continent pourrait bénéficier de l’essor économique de l’Inde de manière plus subtile que par le biais d’investissements directs. Il estime que l’Afrique pourrait tirer parti de l’évolution des tendances économiques en Inde, ce qui pourrait ouvrir des perspectives pour le continent, en particulier dans les domaines des services financiers et numériques.
« Au cours des deux dernières décennies, l’Inde a développé les meilleures pratiques en matière de fourniture de services offshore, et elle est en train de remonter la chaîne de valeur », juge l’expert. De nombreux pays africains pourraient combler le vide en fournissant aux entreprises internationales les services offshore qui étaient autrefois proposés par les entreprises indiennes.
« Dans de nombreuses régions d’Afrique, dont l’Afrique du Sud par exemple, les gens parlent très bien l’anglais et le français, disposent de bons systèmes éducatifs, d’excellentes infrastructures de bureau, d’une bonne connectivité et d’un bon alignement des fuseaux horaires sur ceux de l’Europe. Avec les taux de change actuels, l’Afrique du Sud et de nombreux pays africains sont également compétitifs en termes de prix. L’Afrique a la possibilité de remplacer l’Inde dans certaines parties de la chaîne d’approvisionnement offshore et d’apprendre les meilleures pratiques de l’Inde », estime Abhishek Jain.
Bien sûr, la relation n’a pas atteint son potentiel. Par exemple, les entreprises indiennes ont traditionnellement adopté une approche conservatrice à l’égard des marchés étrangers considérés comme très risqués. Si les plus grandes entreprises peuvent engager des capitaux sur les marchés émergents d’Afrique – en particulier lorsqu’elles sont soutenues par le gouvernement, comme dans le cas des énergies renouvelables –, les entreprises indiennes, dans leur ensemble, sont moins disposées à le faire.
L’influence mondiale de Modi
Le professeur Harsh Pant note que le secteur privé indien est un peu réfractaire au risque ; « il ne prend pas vraiment l’initiative et ne va pas sur des marchés comme l’Afrique comme il le devrait : il y a quelques entreprises indiennes en Afrique, bien sûr, mais elles sont très peu nombreuses ».
Cela dit, il est possible de changer cette mentalité, d’une part parce que les opportunités offertes par l’Afrique sont mieux connues et d’autre part parce que les horizons de l’Inde s’élargissent de plus en plus au fur et à mesure que son ascension vers le statut de superpuissance se poursuit.
« Même les entreprises indiennes de taille moyenne deviennent plus ambitieuses ; elles veulent se mondialiser. L’Inde elle-même est en pleine croissance et, comme elle décide de se développer, elle cherche de nouveaux marchés. Elles devraient considérer l’Afrique comme une opportunité, car il y a beaucoup de demande refoulée sur le continent. »
De son côté, Abhishek Jain propose plusieurs mesures pratiques. « Les gouvernements peuvent contribuer à faciliter le commerce en donnant plus de liberté aux entreprises, en accélérant le traitement des dossiers, en favorisant la mobilité de la main-d’œuvre, en améliorant la connectivité régionale et internationale et en réexaminant certains protocoles d’investissement afin d’abaisser les barrières commerciales entre les pays. »
Des initiatives ont été prises dans ce sens : le ministre indien du Commerce et de l’industrie, Piyush Goyal, a suggéré en juin 2023 que le pays devrait chercher à négocier un accord de libre-échange avec l’Afrique, mais aucune discussion formelle n’a eu lieu.
L’une des raisons d’un rapprochement tient aussi dans la volonté de New Delhi de contribuer à l’émergence d’économies africaines plus fortes et plus résilientes, dont les entreprises indiennes peuvent tirer profit.
D’autre part, New Delhi souhaite distinguer sa politique étrangère de celle d’autres puissances mondiales telles que la Chine, ainsi que d’institutions mondiales dominées par l’Occident.
L’« Inde a un partenariat de développement avec l’Afrique et contribue au renforcement des capacités ; de nombreux professionnels de la science et de la technologie bénéficient de bourses d’études, par exemple », explique Harsh Pant.
Un impératif stratégique commun
Le sous-continent « essaie de faire valoir à l’Afrique l’argument suivant : nous voulons faire partie de votre parcours de développement, mais nous ne voulons pas qu’il s’agisse d’une relation donateur-bénéficiaire. Nous voulons qu’il s’agisse d’une relation entre deux partenaires et qu’elle permette de renforcer les capacités et la résilience des pays africains », ajoute-t-il.
Plus fondamentalement, l’engagement accru de l’Inde envers l’Afrique s’inscrit dans le cadre de son objectif fréquemment exprimé de rééquilibrer le pouvoir politique et économique mondial en faveur des pays qui ont émergé depuis la création du système de Bretton Woods en 1945.
Barnaby Dye, maître de conférences en politique de développement à l’université de York, affirme que l’Inde juge également que « ses relations avec l’Afrique sont un élément important de la réalisation de ses objectifs de gouvernance mondiale ».
« C’est d’autant plus vrai que l’Afrique a tendance à voter en bloc dans des organisations telles que le Conseil de sécurité ou l’Assemblée générale des Nations unies, ou dans les négociations sur le commerce et le climat. Si vous voulez obtenir gain de cause dans ces forums, vous devez courtiser le vote africain ! »
D’ailleurs, ajoute l’universitaire, l’Inde voit de plus en plus l’intérêt d’être reconnue comme une puissance importante par divers pays africains et tente d’établir des relations amicales, par le biais d’un engagement diplomatique et d’une coopération au développement.
Il est donc utile pour l’Inde que de nombreux pays africains estiment nécessaire de réformer les organisations internationales telles que l’ONU et le FMI. Les dirigeants indiens et africains sont convaincus qu’« il existe un impératif stratégique commun pour les pays du Sud de travailler ensemble à la réforme du système international », confie Barnaby Dye.
Des relations de plus en plus importantes
Du point de vue de l’Afrique, il est très probable que ses relations avec ce qui est déjà la nation la plus peuplée du monde et qui deviendra bientôt la troisième économie mondiale continueront à prendre de l’importance, en particulier pendant une période où les alliances géopolitiques traditionnelles sur le continent sont ébranlées et réévaluées.
Si le renforcement des liens entre l’Inde et l’Afrique pourrait se révéler financièrement lucratif pour les deux parties, la volonté d’un alignement plus étroit entre les deux provient aussi de leurs objectifs géopolitiques communs et primordiaux : réformer ce qu’ils considèrent comme un ordre international injuste et dépassé qui diminue le pouvoir de l’Afrique et du sous-continent indien. Chacun reconnaît que l’autre est essentiel à toute tentative réussie d’atteindre cet objectif.
@NA