L’action publique, clef de la lutte contre l’extrémisme

Peu d’études documentées permettent de comprendre la formation de l’extrémisme violent, en Afrique de l’Ouest notamment. Les reportages de terrain et des enquêtes du PNUD permettent d’affiner la connaissance du phénomène et de bousculer certaines idées reçues.
Il ne se passe pas un jour sans nouvelles effusions de sang et destructions causées par les organisations extrémistes actives dans de vastes zones de l’Afrique de l’Ouest. Aucun pays ne semble à l’abri de la présence terrifiante de ces groupes armés, dont le nombre et la puissance semblent augmenter de jour en jour.
Selon les Nations unies, l’« Afrique subsaharienne est devenue le nouvel épicentre mondial de l’extrémisme violent, avec 48 % des décès dus au terrorisme dans le monde en 2021. Cette situation menace d’anéantir les progrès durement acquis en matière de développement pour les générations à venir ».
Cependant, si ces exactions sont condamnées et décrites, on sait très peu de choses sur leurs motivations. Malgré la présence de forces armées d’une multitude de pays, très peu d’informations de première main sont disponibles sur le terrain.
Al J. Venter, chevronné correspondant de guerre de NewAfrican, a été l’un des rares à publier des reportages depuis la ligne de front et à essayer de comprendre les motivations et les modèles opérationnels des groupes extrémistes. Son dernier reportage pour NewAfrican plonge les lecteurs dans les coulisses du conflit, les identités des groupes, l’influence des armées étrangères et met en évidence les principaux moteurs de l’extrémisme violent.
Le facteur le plus crucial dans cette bataille réside dans l’application pleine et entière des droits de l’homme, une justice visible et transparente, l’égalité des chances, la fin de l’impunité de toute figure d’autorité et une campagne claire pour éradiquer et punir les corrompus.
Entre 2011 et 2016, 33 300 personnes ont perdu la vie à cause de la violence extrémiste et des millions d’autres ont été déplacées et ont besoin d’une aide humanitaire cruciale. Non seulement la militarisation accrue n’a pas permis de réduire la violence, mais elle semble avoir eu l’effet inverse.
Nathaniel Powell, qui écrit pour War on the Rocks, constate : « Les niveaux de violence dans les trois pays (Burkina Faso, Niger et Mali) ont augmenté chaque année depuis 2017, atteignant plus de 2 500 incidents en 2021 et près de 6 000 décès. »
En effet, les Nations unies affirment que « la base de données concernant les causes, les conséquences et les trajectoires qui alimentent l’extrémisme violent – et ce qui fonctionne pour le prévenir – reste faible à l’échelle mondiale. Cela est particulièrement vrai en Afrique par rapport à d’autres régions ».
Le mythe de la motivation religieuse
Pourtant, il existe un espoir de sortir de l’impasse en matière de renseignement et de permettre aux stratèges de travailler à partir d’informations et de connaissances solides plutôt que de suivre des solutions spontanées visant à une plus grande militarisation.
Un récent rapport du PNUD, intitulé Journey to Extremism in Africa (Voyage vers l’extrémisme en Afrique), est un ouvrage majeur qui examine en profondeur les causes profondes de l’extrémisme. Il vise à créer « précisément une base de données concernant les moteurs et les incitations au recrutement en Afrique ».
Le rapport fait partie d’un mandat plus large du PNUD qui, depuis 2015, travaille avec les gouvernements pour aider à fournir « des réponses efficaces et axées sur le développement aux crises croissantes associées à l’extrémisme violent à travers le continent. »
L’enquête compile plus de 2 000 entretiens dans huit pays, Burkina Faso, Cameroun, Tchad, Mali, Niger, Nigeria, Somalie et Soudan, avec d’anciennes recrues de divers groupes extrémistes violents et avec ceux de leurs contemporains qui ont résisté à l’attrait de rejoindre ces groupes.
Les résultats sont parfois surprenants. Lors de la conférence de presse de lancement du rapport, Achim Steiner, administrateur du PNUD, a souligné la nécessité urgente de s’attaquer aux causes profondes de l’extrémisme violent.
Il a également déclaré que, contrairement à ce qui est le plus souvent mis en avant par les médias du monde entier, la principale motivation pour rejoindre ces groupes n’est pas la religion, mais les difficultés économiques. En effet, 40 % des recrues volontaires rejoignaient les groupes parce qu’elles avaient un besoin urgent de moyens de subsistance et que 25 % le faisaient parce qu’elles voyaient des possibilités d’emploi dans les groupes, qui versent souvent des salaires aux recrues.
L’accent mis actuellement sur la religion en tant que principal moteur de recrutement est largement déplacé. En ce qui concerne la religion, il s’interroge : « Agit-elle comme une incitation ou comme un encouragement ? Est-elle un facteur d’attraction ou de répulsion ? » Pour conclure : « L’explication selon laquelle la religion est le facteur le plus important ne résiste pas à l’examen des faits et des preuves empiriques. »
La désaffection à l’égard du gouvernement
En effet, si 51 % des personnes interrogées ont choisi la religion comme motif d’adhésion, 57 % d’entre elles ont également admis n’avoir qu’une compréhension limitée ou nulle des textes religieux. Au contraire, un nombre d’années d’études religieuses supérieur à la moyenne (et donc une meilleure compréhension des règles religieuses) semble avoir été une source de résilience à l’adhésion. En fait, seules 17 % des personnes interrogées ont cité l’idéologie religieuse comme raison principale de leur adhésion.
« Ces résultats, indique le rapport, remettent en question la rhétorique islamophobe croissante qui s’est intensifiée en réponse à l’extrémisme violent dans le monde, et démontrent que favoriser une meilleure compréhension de la religion, grâce à des méthodes qui permettent aux étudiants de remettre en question les enseignements et de s’y engager de manière critique, est une ressource clé pour la prévention de l’extrémisme violent. »
Le rapport met ainsi en garde contre le fait que cibler la religion comme source de terrorisme peut s’avérer contre-productif. En outre, le sentiment que « la religion est menacée » s’est révélé être un point de vue commun à de nombreuses personnes interrogées. Il s’agit là d’un avertissement : « le recrutement par des groupes extrémistes violents en Afrique, utilisant la religion comme pierre de touche pour d’autres griefs fondés sur le contexte, peut facilement s’étendre. »
Le facteur le plus puissant qui pousse les gens à rejoindre les groupes extrémistes, selon l’étude, est la « désaffection à l’égard du gouvernement ». Les gouvernements feraient bien d’y prêter attention. La tendance actuelle à blâmer la religion pour l’extrémisme a laissé les actions de nombreux gouvernements hors de cause.
Le mécontentement à l’égard du gouvernement comprend la conviction qu’il ne s’occupe que des intérêts de quelques-uns, ce qui conduit à un faible niveau de confiance dans les autorités gouvernementales, souvent caractérisé par la corruption et la demande de pots-de-vin.
Les griefs à l’encontre des acteurs de la sécurité, ainsi que des politiciens, sont particulièrement marqués, avec une moyenne de 78% de personnes qui estiment avoir peu confiance dans la police, les politiciens et l’armée.

De manière inquiétante, « les personnes les plus susceptibles d’être recrutées expriment un degré de confiance significativement plus faible dans la capacité des institutions démocratiques à apporter des progrès ou des changements significatifs ».
En revanche, l’expérience positive d’une prestation de services efficace par le gouvernement constitue « une source de résilience » : les personnes interrogées qui estimaient que la prestation de services éducatifs par le gouvernement était « excellente » ou « en amélioration » étaient moins susceptibles d’être membres d’un groupe extrémiste violent ». Les gouvernements feraient bien de tenir compte du message de cette réponse.
Où se situe le « point de basculement » ? Un nombre impressionnant de personnes (71 %) ont indiqué que l’incident qui les avait incitées à rejoindre un groupe était une « action gouvernementale », notamment le « meurtre d’un membre de la famille ou d’un ami » ou l’« arrestation d’un membre de la famille ou d’un ami », indique le rapport.
Le comportement des acteurs de la sécurité de l’État, selon le rapport, « se révèle être un accélérateur important du recrutement, plutôt que l’inverse ».
Les griefs contre le gouvernement et les acteurs de la sécurité de l’État sont « particulièrement prononcés parmi les personnes les plus vulnérables au recrutement, qui expriment également un scepticisme profond quant à la possibilité d’un changement positif », selon l’étude.
En outre 48 % des personnes interrogées ont rejoint l’organisation en question moins d’un mois après leur premier contact, et 80 % en moins d’un an. « Cette rapidité de recrutement montre la profondeur de la vulnérabilité à laquelle les personnes sont confrontées. »
De plus, « les émotions d’espoir/excitation et de participation à quelque chose de plus grand étaient élevées parmi les personnes qui ont adhéré ». Cela indique le facteur d’attraction ou le désir de changement radical et de rébellion contre le statu quo que ces organisations promettent.
Des absurdités administratives
Cet aspect devrait donner matière à réflexion aux stratèges nationaux et étrangers désireux de réduire, voire d’éliminer, la menace de l’extrémisme violent.
Il est intéressant de noter que ces résultats correspondent aux observations faites sur le terrain par des journalistes et d’autres observateurs. Les excès des forces de sécurité, tant étrangères que locales, qui entraînent la mort de civils innocents, constituent un attrait majeur pour les recrues.
« L’ONU affirme que l’armée exécute sommairement des civils alors qu’elle poursuit la lutte contre divers groupes proches d’organisations terroristes telles qu’Al-Qaïda et l’État islamique », écrit Al J. Venter dans NewAfrican.
En outre, le sentiment d’impunité, la corruption ouverte et l’opulence relative dont jouissent les hauts responsables de la sécurité ne passent pas inaperçus aux yeux de la population éprouvée – ainsi que des soldats de base –, au nom desquels ces efforts sont financés.
Le journaliste rapporte qu’outre le fait que des officiers supérieurs reçoivent les salaires de bataillons fantômes et qu’il existe de nombreuses preuves de détournement de salaires, il existe également un commerce florissant de ce que l’on appelle « les illégaux ». Il s’agit notamment d’articles absurdes tels que des « chaussettes pare-balles » (à 150 dollars la paire !) ainsi que des lunettes et des gilets pare-balles « résistants aux tirs » qui, lorsqu’on les examine de près, se révèlent être en carton et que les troupes démunies doivent acheter auprès de leurs officiers.
Un autre facteur d’attraction pour les recrues (et qui est rarement mentionné) est que beaucoup de ces groupes prennent en charge les fonctions du gouvernement là où les services publics sont absents ou ne fonctionnent pas. Ils fournissent des emplois, souvent rémunérés à un niveau supérieur à la moyenne, ils créent un sentiment d’appartenance et de travail en équipe, ils traitent les recrues avec respect et compassion, ils imposent un régime de discipline – souvent renforcé par des rituels religieux – et inculquent un sens de la droiture.
« Nous devons respecter le fait qu’ils ne se contentent pas de recruter, mais qu’ils fournissent également certains services et que cela fait partie de l’offre qui a attiré tant de gens à les rejoindre », commente Achim Steiner, du PNUD.
De nombreuses personnes interrogées ont déclaré qu’elles avaient rejoint les groupes parce qu’ils leur apportaient la sécurité dans un monde très peu sûr. Les journalistes rapportent que les anciens membres considèrent que les forces de sécurité mènent contre eux une guerre injuste au nom de puissances locales et étrangères et que ces groupes leur offrent une protection ainsi que la possibilité de riposter ou de se venger de la mort de leur famille ou de leurs amis.
Le rapport résume ce facteur : « Là où règnent l’injustice, le dénuement et le désespoir, les idéologies extrémistes violentes se présentent comme un défi au statu quo et une forme d’échappatoire. »
L’étude constate que les jeunes issus de familles relativement heureuses et ceux qui ont reçu une éducation (y compris une instruction religieuse adéquate) ne sont pas susceptibles de s’engager. Par exemple, une année supplémentaire à l’école réduit de 30 % les chances de s’engager.
Pourtant, il existe un espoir de sortir de l’impasse en matière de renseignement et de permettre aux stratèges de travailler à partir d’informations et de connaissances solides plutôt que de suivre des solutions spontanées visant à une plus grande militarisation.
Les auteurs du rapport suggèrent que les États doivent assurer l’éducation pour tous dans les zones à risque, ainsi que des interventions de protection sociale pour garantir une fréquentation scolaire soutenue et permettre le développement de la pensée critique, de la cohésion sociale, de l’éducation à la paix et des valeurs de l’engagement civique dès l’enfance.
Il convient de soutenir et d’amplifier les voix des chefs religieux traditionnels qui remettent en cause les interprétations erronées de l’islam et prêchent la tolérance religieuse et la cohésion interconfessionnelle, et de s’efforcer de tirer parti du rôle important que l’enseignement religieux peut jouer en tant que source de résilience, en favorisant une meilleure connaissance de la religion au sein des groupes à risque.
Par-dessus tout, les acteurs locaux et étrangers présents dans les zones vulnérables doivent investir dans la régénération économique, « en améliorant les infrastructures, l’accès aux marchés et aux services financiers, en supprimant les obstacles à l’esprit d’entreprise et en donnant la priorité aux possibilités de création d’emplois ».
Respecter les droits de l’homme
Ils doivent proposer des programmes de subsistance immédiats et à long terme, ainsi que des formations à l’entrepreneuriat et des programmes pour les jeunes à risque, en intégrant les valeurs de citoyenneté, les compétences nécessaires à la vie courante et les programmes de cohésion sociale dans la conception des programmes.
Il est également important de travailler avec d’anciennes recrues démobilisées pour « développer et communiquer des récits conçus pour décourager les groupes à risque quant aux opportunités économiques du recrutement ».
Le facteur le plus crucial dans cette bataille réside dans l’application pleine et entière des droits de l’homme, une justice visible et transparente, l’égalité des chances, la fin de l’impunité de toute figure d’autorité et une campagne claire pour éradiquer et punir les corrompus. Ce sont là quelques-unes des recommandations formulées par le PNUD en vue d’éliminer les moteurs de la violence extrémiste. Il s’agit d’une tâche ardue et les pays africains situés dans les zones vulnérables auront besoin d’un soutien financier, organisationnel et éducatif considérable.
Prévenir la précarité économique pour éviter la violence politique
@NA