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Opinion Politique

Kaïs Saïed prend le risque de l’isolement

Kaïs Saïed prend le risque de l’isolement
  • Publiémars 3, 2023

Les condamnations sont quasi unanimes, après la vague d’arrestations politiques qui secoue la Tunisie depuis plusieurs semaines, et après les propos virulents du président Saïed contre les migrants subsahariens. Nombre de migrants, même ceux qui ont leurs titres de séjour et ne sont pas victimes d’abus ou de violences, ne s’aventurent plus en dehors de chez eux. Beaucoup des travailleurs clandestins ont perdu leurs emplois et leurs logements du jour au lendemain. Dans ce climat de peur insoutenable pour leurs employeurs et leurs logeurs, la liste est longue pour tous ceux qui souhaitent rentrer dans leur pays. Des gouvernements comme ceux de la Guinée et de la Côte d’Ivoire devraient affréter des avions pour leur rapatriement.

 

Les tensions restent très vives, après la soudaine charge de Kaïs Saïed — contraire à la constante politique panafricaine fraternelle de la Tunisie —, le 21 février 2023, contre les migrants subsahariens. Lesquels font l’objet de la chasse aux Noirs – alors même que de très nombreux tunisiens le sont –, tandis que les organisations antiracistes peinent, jusqu’à présent, à mobiliser au-delà de leur audience traditionnelle. Quelques membres de l’élite se sont heureusement distingués en prenant le risque très sérieux de critiquer sévèrement la politique peu glorieuse du gouvernement en la matière. Malheureusement tout cela ne fait pas le poids devant la machine infernale des autorités et d’une partie minoritaire de la population, fatiguée de tant d’années de blocage politique économique et social depuis la chute de Ben Ali.

« La stigmatisation haineuse de ces communautés par le plus haut personnage de l’État, reprenant les stéréotypes les plus éculés de la rhétorique raciste de toutes les extrêmes droites dans le monde, représente un danger mortel pour le vivre ensemble tunisien », s’insurge le collectif Nous Tous.

Avant même les déclarations présidentielles, le climat s’était brusquement détérioré dans le pays, dans le sillage des élections législatives, boudées par 88% des citoyens. Une vingtaine de personnalités ont été arrêtées en quelques semaines, parmi les membres de l’opposition ou de la société civile. Les membres du Front de salut national sont particulièrement visés. Certains, arrêtés lors d’un « coup de filet » le 11 février, seraient – le conditionnel est de rigueur, faute de charges précises –, accusés de complot contre le pouvoir, voire contre la personne du président Saïed. On reprocherait à ces personnalités d’entretenir des liens avec des diplomates étrangers.

Tandis que l’ambassade de France conseille aux touristes ou aux résidents de prendre leurs précautions dans les rues de Tunis, les États-Unis redoutent une « escalade », après la vague d’arrestations d’opposants. «Nous avons des informations selon lesquelles des poursuites pénales ont été engagées contre des citoyens en Tunisie, résultant apparemment de leurs réunions ou conversations avec des membres de l’ambassade des États-Unis », s’est inquiété le porte-parole du département d’État américain, Ned Price, le 2 mars. « Cela fait partie d’une escalade dans les arrestations de personnes perçues comme étant critiques du gouvernement. »

 

Une rupture

Déjà nombreuses ces derniers mois, les agressions contre les migrants subsahariens se multiplient depuis dix jours. Au point que le 2 mars, la Côte d’Ivoire a débloqué un fonds d’un milliard de F.CFA (1,5 million d’euros) destiné à faciliter le rapatriement et la réintégration de quelque 500 Ivoiriens candidats au retour volontaire. De nombreuses entreprises peu courageuses auraient décidé de licencier leurs salariés migrants en situation irrégulière pour se conformer aux injonctions des autorités – les privant souvent de leurs logements. La presse tunisienne rapporte que des groupuscules font pression sur les hôteliers et les commerçants afin qu’ils refusent d’héberger des Subsahariens ou de leur vendre des denrées.

C’est donc un communiqué présidentiel, le 21 février, qui a mis le feu aux poudres. Le président tunisien y fustigeait « un plan criminel » destiné à « changer la composition du paysage démographique en Tunisie », expliquant que « certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens ».

Plus tôt dans la journée, lors d’un conseil de sécurité nationale, le Président avait évoqué « des hordes de migrants clandestins, source de violences, de crimes et d’actes inacceptables ». Il voyait là une volonté de faire de la Tunisie « seulement un pays d’Afrique et non pas un membre du monde arabe et islamique ».

« Cette déclaration est en rupture avec les traditions de la Tunisie, celle de Bourguiba », réagit Hichem Ben Yaïche, rédacteur en chef du magazine NewAfrican. « La Tunisie a été pionnière par sa relation avec l’Afrique subsaharienne. Ce discours est d’autant plus surprenant qu’il est arrivé de nulle part ! ».

Concrètement, considère le politologue, « le gouvernement va utiliser l’arsenal des lois qui existent déjà ; or, il est déjà très difficile, pour les Subsahariens, d’obtenir un visa ». On peut s’attendre à un durcissement des positions du pouvoir, mais également à des réactions des pays africains amis de la Tunisie, qui n’entendent pas rester inertes sur ce sujet. « De leur côté, les Tunisiens de la société civile vont également se battre, mais la Tunisie est aujourd’hui un pays démoralisé, affaibli, ce qui pèse sur le comportement de la population », observe Hichem Ben Yaïche.

Saadia Mosbah
Saadia Mosbah

Pour l’heure, les associations cherchent surtout à aider les migrants victimes d’agression, et dénoncent une stratégie de « bouc émissaire », pour reprendre l’expression de Saadia Mosbah, qui préside une association de lutte contre les discriminations, M’nemty. Cette militante tunisienne a toujours été à l’avant-garde de la défense des Noirs en Tunisie. Elle a un immense mérite dans un pays ou le combat contre le racisme n’est pas prioritaire dans le pays. Pourtant, tous les migrants tunisiens qui risquent leur vie en mer en tentant d’aborder l’Europe dans de fragiles vaisseaux de fortune, subissent cet implacable racisme en arrivant de l’autre côté de la Méditerranée.

Ce qui est affligeant est que personne dans le gouvernement ou à la Présidence n’a osé contredire le président. Cela en dit long sur la situation réelle d’un pays à la dérive. Garder le silence dans ces circonstances est simplement criminel.

Le président tunisien Kaïs Saïed suscite l’indignation

S’il s’en défend, en voulant « rassurer » les migrants, le président Saïed cherche à désigner des responsables, tandis que la Tunisie se débat contre les difficultés financières et économiques. Il reçoit d’ailleurs un certain soutien sur les réseaux sociaux, ou des « patriotes » s’en prennent aux migrants ainsi qu’aux « ingérences étrangères ». En faisant référence aux réactions des ambassades ou des instances internationales et de l’UA (Union africaine).

 

Une question taboue

L’UA, apprend-on le 3 mars, a décidé « le report » d’une conférence du Réseau panafricain de lutte contre les flux financiers illicites ; cette réunion devait se tenir à Tunis, du 15 au 17 mars. Le 24 février, l’UA avait appelé ses pays membres à « s’abstenir de tout discours haineux à caractère raciste, susceptible de nuire aux personnes ». Le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, a personnellement « condamné fermement les déclarations choquantes des autorités tunisiennes contre des compatriotes africains, qui vont à l’encontre de la lettre et de l’esprit de notre organisation et de nos principes fondateurs ».

Quelle mouche a donc piqué le Président ? « Depuis toujours, la question très taboue du racisme en Tunisie, en particulier à l’égard des Noirs, n’a jamais fait l’objet d’un débat national. La plupart des Tunisiens se définissent comme Méditerranéens et Maghrébins, plus rarement comme Africains ni à la peau noire », commentent la militante Saadia Mosbah et l’écrivaine Fatma Bouvet de la Maisonneuve, dans une tribune publiée en ligne par le quotidien français Le Monde. « La Tunisie vit actuellement une crise sans précédent. Il est alors plus facile d’accuser l’étranger que de reconnaître ses échecs en tant que dirigeants. »

Moncef Marzouki

Qualifiant Kaïs Saïed de « putschiste », l’ancien président Moncef Marzouki (2011-2014) dénonce « un ensemble de catastrophes » politiques, économiques, et diplomatiques. Il déplore une division inédite entre les Maghrébins, après la brouille entre Tunis et Rabat, et désormais une division entre la Tunisie et « son milieu africain ». 

« La stigmatisation haineuse de ces communautés par le plus haut personnage de l’État, reprenant les stéréotypes les plus éculés de la rhétorique raciste de toutes les extrêmes droites dans le monde, représente un danger mortel pour le vivre ensemble tunisien », s’insurge le collectif Nous Tous, qui œuvre à la pluralité culturelle de la Tunisie. En effet, l’extrême droite française, en lutte contre « le grand remplacement », n’a pas manqué de féliciter le président tunisien.

Vue sous l’angle statistique, la question semble pourtant dérisoire : la Tunisie, pays de 12 millions d’habitants, ne compterait que 21 000 immigrés subsahariens travaillant dans l’informel, auxquels s’ajoutent moins de 60 000 étrangers…

Espérons que ce moment de folie va bientôt passer. La Tunisie qui a été longtemps à l’avant-garde dans la défense des intérêts du continent doit aujourd’hui suivre l’exemple du Maroc qui rayonne de plus en Afrique pour le bien de tous. Le roi Mohamed VI paie de sa personne en voyageant partout et longtemps dans le continent et en mettant son pays, ses banques et ses entreprises au service de l’Afrique. Le Maroc a une véritable stratégie panafricaine qu’il démontre tous les jours par ses succès en Afrique et par l’accueil qu’il réserve aux Africains clandestins ou non dans son pays. Le fossé devient de plus en plus grand quand on compare les accomplissements des deux pays depuis leur indépendance. La Tunisie qui était première presque dans tous les domaines est maintenant très loin derrière le Maroc. Il faut un miracle pour que la Tunisie se réveille.

Encadré

La Tunisie africaine

 

Rappelons que l’origine du nom du continent Afrique est tunisienne. Les Tunisiens sont avant tout, viscéralement et intrinsèquement Africains, bien avant de devenir arabes ou musulmans. La BAD s’est réfugiée en Tunisie pendant la période sombre de la Côte d’Ivoire. Les mouvements africains qui luttaient encore pour leur indépendance ont bénéficié des largesses de Bourguiba et de l’appui de son gouvernement dans leur combat contre le colonialisme et le racisme. Les banques tunisiennes ont été les premières à s’installer au Niger et au Sénégal. Les coopérants tunisiens ont été très nombreux à s’expatrier partout en Afrique pour aider les pays du continent à se développer. Des boursiers africains viennent étudier en Tunisie. Des milliers Africains viennent se soigner en Tunisie, réputée pour l’excellence de ses soignants.

Les diplomates tunisiens ont joué un rôle essentiel pour que le petit pays qu’est la Tunisie entre dans la Cour des grands et y exerce une influence sans rapport avec son poids économique. Tout ce capital, accumulé dès l’indépendance du pays, a fait que la Tunisie jouit d’une réputation et d’une image flatteuses qui font la jalousie de nombreux pays. Tout cela est en train d’être perdu par la faute d’un Président qui est mal conseillé et qui n’écoute personne. Pourtant, le pays n’est riche que par ses élites ; il suffit d’en profiter et de les mettre au service du pays pour remettre la Tunisie sur les rails.

En continuant ainsi, il va lui-même et met la Tunisie au bord du précipice. Quel gâchis pour un pays qui a toujours montré l’exemple. Rappelons humblement que deux de ses enfants ont fondé les groupes de presse panafricains les plus prestigieux du continent.

@NA

 

Écrit par
Khaled Cherif et Laurent Allais

3 Commentaires

  • Commentaire reçu par la rédaction en mail :

    Joli article sur une très triste réalité.
    Le pays va au précipice. Ça fait très mal au coeur.
    CG

  • Message reçu par la rédaction en mail :

    Cher ami
    Merci pour ce partage.
    Quelle initiative peut-on envisager ?
    La situation est très grave.
    Merci de votre retour
    DS

  • Un commentaire reçu par la rédaction en mail :
    Derrière la crise migratoire en Tunisie, les enjeux stratégiques du nécessaire rééquilibrage des rapports Nord-Sud en matière économique et consulaire

    Bourguiba et les pères fondateurs de l’Union Africaine doivent se retourner dans leur tombe devant le traitement de la crise migratoire de nos frères subsahariens par ce gouvernement qui ne peut plus décemment nous représenter, sur le plan éthique et moral. Les élites tunisiennes sont majoritairement mobilisées pour dénoncer cette situation qui nécessite, en fait, un traitement international au niveau multilatéral.

    Au niveau intérieur, l’argument fallacieux de la migration illégale n’est qu’une malheureuse feuille de vigne qui ne peut cacher un racisme d’Etat moralement inacceptable. Cette situation aurait pu être traitée dans le respect de la dignité humaine et avec bienveillance…. Avec des préavis, des délais raisonnables, des concertations avec les pays concernés, des régularisations légitimes pour les étudiants et les travailleurs munis de contrats, des exonérations de pénalités pour les ressortissants subsahariens qui veulent rentrer chez eux.

    Mais voilà, le Ministère de l’intérieur continue de traîner sciemment des pieds pour délivrer des titres de séjour à tous les étrangers, de faire obstruction aux régularisations….Et il reproche finalement aux étrangers ses propres manquements car il est le premier responsable de leur situation irrégulière… Puisque même les étudiants ont été systématiquement précarisés et privés de leur titre de séjour selon des témoignages concordants !

    Notre pays s’est désormais mis au ban de l’Union Africaine et de ses valeurs fondatrices et s’est déshonoré lui-même. Toute la communauté internationale s’indigne de ce qui se passe en Tunisie. Les réactions des pays frères pleuvent et elles sont fondées….la rançon des mauvaises décisions, de l’amateurisme et d’une communication défaillante…. Quand ce gouvernement va-t-il enfin faire marche arrière et respecter les Droits de l’Homme ? Quand allons-nous reconnaître cette faillite procédurale et morale? S’il y a eu des cas de criminalité graves et d’atteintes sécuritaires de la part de migrants isolés, il n’est pas humainement acceptable d’en faire porter la responsabilité à toute une communauté et de la stigmatiser jusqu’à provoquer des scènes de lynchage hors de tout contrôle.

    Toutefois il faut saisir l’occasion malheureuse de cette crise pour en tirer des enseignements et rectifier le tir aussi bien dans le contexte régional qu’international. La Tunisie s’est retrouvée dans la situation difficile d’un pays de transit de l’immigration illégale vers l’Europe, bien malgré elle, et au-delà de ses capacités économiques et de sa résilience sociale, même s’il est évident que toute une économie s’est structurée autour de cette activité mafieuse particulièrement lucrative, notamment dans les villes portuaires telles que Sfax, Sousse, Bizerte et Kelibia.

    Aujourd’hui l’autoflagélation des élites tunisiennes concernant la gestion de la migration de nos frères subsahariens ne doit pas nous faire oublier que la Tunisie n’a pas à faire la sale besogne de protéger les frontières maritimes de l’Europe du Sud, au prix de tractations occultes, qui n’honorent personne et dont les montants financiers sont ridiculement dérisoires comparativement.

    Simultanément l’Europe s’est renfermée en une citadelle inexpugnable avec une politique de visas punitive, raciste et arrogante à l’encontre des ressortissants des pays du Sud et plus spécifiquement des africains. Elle les prive de la liberté de circuler même temporairement sur ses territoires; leur bloque le regroupement familial tout en écrémant leurs pays de leurs meilleures compétences, en poursuivant l’économie de traite via des termes d’échanges scandaleusement inégaux où tous les produits du continent sont systématiquement bradés.

    Après la colonisation, le pillage des matières premières et des ressources humaines, l’enrôlement forcé de la chair à canon dans les guerres occidentales, voici une autre politique d’exploitation qui a fait de la Méditerranée un cimetière des désespérés de la libre circulation des personnes.

    Une situation intenable, une guerre qui ne dit pas son nom…. Tout doit changer et les négociations futures ne concerneront pas seulement la Tunisie mais elles se retourneront également contre un Occident dominateur et le mettront en demeure de prendre ses responsabilités et de cesser d’appauvrir les pays du Sud et de leur manquer de respect tout en leur imposant des politiques néo- coloniales déstabilisantes et inhumaines.
    F B.G

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