Ghassan Salamé : « Pourquoi nous devons écourter cette guerre »

Professeur de Sciences politiques, ancien émissaire des Nations unies en Libye, Ghassan Salamé livre sa vision de la géopolitique mondiale en cette période de crise inédite. Il décrit les secousses qu’entraînera la guerre en Ukraine, au-delà de l’Europe. Et fort de son expérience en Libye, il s’inscrit en faux contre les idées reçues quant à la propagation du djihadisme au Sahel.
Par Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet
Comment jugez-vous ce qui se passe en Ukraine et en Europe de l’Est ? Poutine a-t-il été pris par l’ « ivresse de la puissance » ?
Nous sommes face à une crise sans précédent depuis 1945, au moins pour trois raisons. La première, c’est qu’est déclenchée une alerte nucléaire, ce qui n’arrive pas tous les jours ; une douzaine de fois depuis 1945, à propos de Cuba, de Berlin ou du Moyen-Orient.
C’est l’envoi d’un signal fort de la part de Moscou que cette affaire est, comme l’a décrit Poutine voici quelques années, existentielle pour la Russie. C’est un élément de trouble.
La manière dont la Russie sort de ce conflit va impacter nécessairement le rôle mondial qui sera le sien, c’est-à-dire au-delà de ses frontières et de son voisinage immédiat. Ceci que ce soit en Libye, en République centrafricaine, en Roumanie et ailleurs.
Cela ne veut pas dire que nous subirons une guerre nucléaire ! Elle est très improbable. Mais même si les risques de confrontation nucléaire sont très bas, ils nous donnent une peur bleue parce que le nucléaire est d’une tout autre nature que les conflits classiques.
La deuxième raison est que nous voyons la chronique d’une tragédie annoncée. C’est-à-dire que Poutine a ramené des transports de troupes et des chars depuis la Sibérie lointaine. L’opération a pris des semaines de préparation pendant lesquelles on pouvait éviter cette crise.
Je crois que la majorité des gens pensaient que l’invasion n’aurait pas lieu. Ceux qui, comme les Américains, estimaient qu’elle pouvait intervenir, n’ont peut-être pas tout fait contre cela.
La troisième raison, c’est ce que nous voyons depuis que la guerre a commencé : une guerre très coûteuse. Le gouvernement ukrainien a déjà estimé à plus de 10 milliards d’euros les destructions d’infrastructures dans son pays.
On a tous vu les images de Kharkiv véritablement détruite. C’est Grozny, Homs, Alep, tout ce que vous voulez. Et il faut faire le compte des effets collatéraux sur l’économie mondiale qui vont jusqu’à nos pays et jusqu’aux importations de blé par des pays comme ceux du Maghreb, l’Égypte, et par d’autres pays africains.
Même si la guerre s’arrêtait aujourd’hui, nous n’éviterons pas une augmentation des prix des matières premières, du pétrole, du gaz, ainsi que du blé et d’autres matériaux qui vont affecter l’économie internationale, pour longtemps. Voilà trois bonnes raisons de dire que cette crise qui, de surcroît, a lieu au cœur même de l’Europe, doit nous inquiéter au plus haut point.
Poutine ce n’est pas uniquement la Russie. Il a une présence internationale en Afrique et dans de nombreux pays. Comment envisager les tendances lourdes qui vont sortir de cette crise ?
Il est des guerres dont personne ne sort vainqueur parce qu’elles auront coûté trop cher aux uns comme aux autres. Il y aurait déjà deux millions de réfugiés ukrainiens dans les pays voisins, notamment en Pologne et dans une dizaine d’autres pays. La Russie a déjà perdu beaucoup de chars et de camions, et surtout des milliers d’hommes sur le terrain.
L’économie internationale ayant été affectée négativement et pour longtemps, des usines dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne et d’autres auront de grosses difficultés pour obtenir les matières premières qu’elles importaient d’Ukraine, et surtout de Russie.
À la fin de ce conflit, nous nous retrouverons peut-être dans une situation où tout le monde aura perdu et où personne n’aura nécessairement gagné…
La manière dont la Russie sort de ce conflit va impacter nécessairement le rôle mondial qui sera le sien, c’est-à-dire au-delà de ses frontières et de son voisinage immédiat,.Ceci que ce soit en Libye, en République centrafricaine, en Roumanie et ailleurs.
L’autre effet évident est que des pays vont être très pris par les affaires extérieures et vont être obligés de regarder chez eux pour régler des problèmes imminents à Rome, Paris, Berlin et Londres. Ce sont des problèmes d’inflation, d’augmentation des prix des matières premières, de difficultés d’accès aux matières premières.
Quelles solutions ?
À ce stade, je pense que le plus urgent est d’essayer d’écourter cette guerre. Et de faire que la phase de mobilisation au profit des Ukrainiens, que la phase de tentative d’explication des intentions de Moscou, passe à présent à l’arrière-plan.
Après une douzaine de jours de combats extrêmement féroces avec des villes détruites dans une grande mesure, une capitale déjà pratiquement encerclée, nous devons nous poser la question des conditions d’une sortie de crise.

Je crois qu’on n’y a pas assez réfléchi. Nous voyons des propositions de tous côtés mais la sortie de crise dépend de trois éléments fondamentaux. Le premier, c’est de savoir dans quelle mesure on peut comprendre exactement ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas pour Poutine, afin de mettre fin à cette invasion.
Le second, qui n’est pas moins important, est de savoir dans quelle mesure les Ukrainiens, qui sont la partie faible dans ce rapport de force militaire, sont disposés à faire des concessions éventuellement pour éviter de nouvelles destructions dans leur pays.
Reste une troisième condition. Dans quelle mesure l’Occident jouera-t-il un rôle de surenchère ou, au contraire, poussera-t-il les pays qui peuvent jouer le rôle de médiateur, comme la Chine ou peut-être comme la Turquie, à le faire ?
Ma préférence va, bien entendu, à l’organisation que j’ai servie pendant des années, à savoir les Nations unies. Un rôle attend le secrétaire général des Nations unies, celui de faiseur de paix. J’ai hâte de le voir jouer ce rôle.
Avec quel sentiment avez-vous quitté la Libye : l’impression d’un travail inachevé, un arrière-goût d’amertume ? Que reste-t-il après ces trois ans de gestion des dossiers libyens ?
J’avais pris le dossier libyen dans une situation extrêmement difficile. Avec un pays divisé et surarmé ; plus d’un million d’armes existent dans le pays. Avec un accord qui a été signé à Skhirat à la fin 2015 qui n’a pas été reconnu par les acteurs importants dans le jeu libyen et, au contraire, reconnu par d’autres. Il y avait donc beaucoup à faire.
Je suis, et je vous le dis très honnêtement, assez fier de tout ce que nous avons pu réaliser pendant ces trois ans. Nous avons arrêté en décembre 2017 une attaque sur le point d’arriver sur Tripoli. Quand l’attaque s’est déclenchée un an plus tard, en septembre 2018, nous avons réussi à l’arrêter, après plusieurs semaines de combat à Tripoli, par un accord de cessez-le-feu et le retrait des troupes venues notamment de Tarhounah et de Misrata.
Surtout, nous avons, quand la grande guerre du 4 avril 2019 a commencé par l’attaque des troupes du général Haftar contre Tripoli, réussi à convoquer une réunion au sommet à laquelle ont assisté des chefs d’État qui ne s’étaient pas vus jusque-là, notamment les présidents al-Sissi et Erdogan. Sans compter les chefs d’État des autres pays qui comptent en Libye.
Nous en avons sorti un plan d’action toujours en cours d’exécution. Il a produit quelque chose que je considère central, c’est-à-dire la Commission militaire « 5+5 » qui continue de se réunir régulièrement à Syrte.
Elle a réussi à produire un cessez-le-feu en octobre 2020. Nous avons réussi à refaire marcher, après des mois d’arrêt, tous les puits de pétrole dont dispose la Libye et à revenir à des exportations de l’ordre de 1,3 ou 1,4 million de barils par jour. Et nous avons réussi à lancer un processus politique ; certes, il a connu des hauts et des bas depuis et une vie compliquée…
Malheureusement, j’ai dû quitter le terrain pour des raisons de santé. Mais l’équipe, et notamment la vice-directrice de la mission, a continué son travail avec acharnement sur le terrain et particulièrement sur le dossier politique qui a moins bien évolué que le dossier militaire ou le dossier économique et pétrolier.