Des rébellions sans projets
Le Sahel enregistre un regain de violence, au nom de l’islam. La seule explication de la pauvreté n’est pas suffisante ; s’y ajoutent le poids de l’histoire coloniale, et même de l’histoire précoloniale, et les aspirations des populations à une autre vie.
De l’Atlantique à l’océan Indien, le Sahel est le théâtre de soulèvements armés, le plus souvent sous la bannière de l’islam. Ils se donnent pour objectif de faire tomber les pouvoirs en place, pour instaurer le règne de Dieu sur terre, et ceci par les moyens les plus violents. Rien de bien nouveau dans cette irruption de rébellions brandissant l’étendard d’une religion. Mais ce qui frappe dans le moment actuel, est qu’il s’agit d’abord de mouvements destructeurs, ultra-minoritaires, dépourvus de chefs charismatiques ou visionnaires et de projet à long terme. C’est aussi et surtout l’absence de corrélation entre leurs prescriptions et leurs actes, et leur rupture avec la société et la culture traditionnelle.
On peut donc s’interroger sur les causes de cette irruption simultanée d’une extrémité à l’autre du Sahel, et sur les raisons de ses succès, tant en termes de conquête de territoires et de villes, que de forces capables d’imposer de nouvelles normes de comportement aux populations soumises.
Ce qui caractérise en effet ces mouvements, est leur opacité, ou en tout cas la cécité des observateurs occidentaux à leur égard : on arrive difficilement à identifier des responsables, des luttes internes pour le pouvoir, des nuances idéologiques ou des clivages stratégiques. Ces mouvements produisent peu de textes, livrent peu de déclarations, et se signalent surtout par leurs actes destinés à frapper l’opinion internationale et à tétaniser leurs proies.
Les éléments de compréhension sont de divers ordres : le premier est bien entendu le mal-être de la jeunesse africaine, et en l’occurrence celle des régions déshéritées du Sahel : là se conjuguent des éléments objectifs, comme la pauvreté de ces territoires où la croissance démographique toujours forte (huit enfants par femme au Niger, l’un des records mondiaux) se conjugue avec la raréfaction des ressources agropastorales. La situation alimentaire de ces régions est précaire, et peut tourner au drame : la malnutrition sévère aiguë peut entraîner des hécatombes, comme ce fut le cas, au Niger encore, à partir de 2005.
Or ici, l’État est absent, et réserve ses ressources budgétaires aux régions les plus productives : les marges désertiques du Mali, du Niger, du Tchad, ou le nord du Nigeria, sont délaissées, en termes d’infrastructures et de services. La jeunesse, qui cherche un autre avenir que la garde des troupeaux ou les travaux des champs, n’y a donc pas d’espoir de trouver du travail et s’affranchit de ses tutelles désormais incapables d’assurer leur rôle traditionnel, qu’il s’agisse des pères, des chefs de tribus ou des dirigeants de confréries religieuses. Car ce qui était hier une situation acceptée comme une fatalité ne l’est plus ; les nouveaux moyens de communication font connaître des ailleurs meilleurs, et font prendre conscience de la possibilité de la révolte, tout en abattant les barrières mentales devant la transgression des tabous.
Fer de lance de nouveaux entrepreneurs ?
Aventuriers, illuminés, réseaux mafieux, entrepreneurs politiques revêtus du manteau de l’islam ont tôt fait de s’allier, parfois de se confondre, sur ce terreau fertile, qui offre l’avantage d’être malaisé à contrôler et pourtant de revêtir une importance stratégique pour les intérêts occidentaux : il y a là des réserves d’uranium, de pétrole, et surtout une base de départ pour bousculer les zones plus riches de steppe, de savane et de forêt plus au Sud. Ces causes économiques et sociales ont été amplifiées par la gestion des États mis en place par la colonisation : celle-ci a fragmenté les immenses territoires sahélo-sahariens peuplés pour l’essentiel de nomades, et elle a confié, généralement, la maîtrise de ces nouveaux pays aux anciens « esclaves » ou peuples dominés par les «seigneurs du désert». La Mauritanie à l’Ouest, le Tchad à l’Est font certes exception, mais même là, la tension inversée entre peuples dominants et peuples dominés n’en est pas moins latente et porteuse de drames à venir. Ce découpage arbitraire n’est en soi pas un problème, et les frontières de l’Afrique ne sont pas plus artificielles que celles de l’Europe.
Dans la région, ce type de revendication est avancé par le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) qui défend les droits des Touaregs, soit au sein de l’ensemble malien, soit comme entité séparée. L’exemple soudanais, dont le Sud a fait sécession en juillet 2011, tout comme celui de l’Érythrée, qui a acquis son indépendance en 1993, est là pour rappeler que l’indépendance n’est pas la panacée et que ce qui compte au fond est la nature du système politique en vigueur et non pas telle ou telle proximité ethno-linguistique ou religieuse.
La plupart des mouvements à l’oeuvre depuis une dizaine d’années au Sahel portent des noms qui claquent comme des oriflammes de la « vraie » religion. Rien de particulièrement nouveau dans une région qui ne compte plus les mouvements millénaristes, les épopées de mahdis venus annoncer la fin des temps impies et une ère de rédemption. Mais ces groupes, loin de soulever les foules sur leur passage, ne comptent que quelques centaines, voire quelques milliers de combattants retranchés dans des zones difficiles d’accès, qui ne passent à l’offensive que depuis qu’ils reçoivent des financements extérieurs et des armes fournies par la Libye de l’après-Kadhafi.
Au Mali, le Mouvement pour l’unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) se présente comme une organisation d’obédience islamiste, dans la filiation d’Al-Qaïda, mais qui n’est en fait que le paravent d’une jeunesse dévoyée encadrée par des criminels issus de l’AQMI ; tel est également le cas pour le mouvement Ansar Dine.
Au Nigeria, Boko Haram a établi son emprise sur la région densément peuplée du Nord-Est. Celle-ci abrita jusqu’au XXe siècle les puissants sultanats haoussa et peulhs du Bornou et de Sokoto, apprivoisés à peu de frais par les Britanniques qui y entreprirent le régime de l’Indirect Rule, ces régions ne présentant que peu d’intérêt économique. Et l’État nigérian ne fit rien pour combler l’écart avec le Sud, laissant Boko Haram occuper le terrain.
Ces mouvements ne représentent pas de nouvelles voies pour l’islam : ils prônent au contraire, comme tous les fondamentalistes, le retour à un âge d’or mythique. Leur islam ne consiste qu’en un code de sanctions, séparant le licite de l’illicite. Derrière cette auto proclamation d’une mission rédemptrice par le fer et le feu, se trouvent des enjeux très prosaïques, au service d’hommes d’affaires et de politiciens voyous qui les financent, instrumentalisant l’anathème contre les autres musulmans rétifs, les chrétiens, l’Occident et finalement le reste du monde.
Une des quatre katiba du Mujao porte le nom d’Ousman Dan Fodio, aux côtés d’Oussama ben Laden, de Saladin et des Ansar al-Sunna. Étrange compagnonnage, mais qui rappelle combien l’histoire moderne de l’Afrique, ignorée des chancelleries, demeure vivante dans les mémoires des peuples d’aujourd’hui, et d’organisations qui en usurpent le patronage.
Des États faillis au réveil des empires ?
Pour ne remonter qu’au XVIIIe siècle, l’histoire de l’Afrique sahélienne fut celle des djihad. Ceux-ci furent proclamés par des personnages pieux et éduqués dans les sciences de l’islam, adeptes ou fondateurs de confréries, qui se donnaient pour but, après des décennies de maturation, de créer des sociétés fondées par la stricte observance de la religion.
Mais ces tentatives répondaient aussi à la nécessité de résister à la pénétration européenne, qui préludait aux conquêtes coloniales, en formant des États administrés de façon moderne. Ces élites politico-religieuses, visionnaires et dynamiques, furent défaites, puis anéanties par les Européens qui s’efforcèrent d’effacer leur souvenir. Elles manquent aujourd’hui, et les mausolées du savoir religieux, de Chinguetti à Tombouctou, disparaissent au vent du désert ou sous le feu des «rédempteurs » d’un islam de fast food.
Plus tardives ont été l’épopée victorieuse du Mahdi soudanais, qui s’empara de Khartoum en 1885 et de son successeur Abdullahi al-Taaishi, qui régna sur le Soudan jusqu’en 1898, et celle de Mohamed Abdullah Hassan, qui résista aux Britanniques en Somalie à la tête de ses derviches de 1901 à sa mort en 1921. Rien à voir, malheureusement, entre ces héros de l’histoire de l’Afrique, quelles qu’aient pu être leurs exactions, et les mauvais génies des marges saharo-sahéliennes, qui ne tirent leur force que de la faiblesse des États créés et soutenus par l’Occident…