Les croyances collectives au coeur des décisions

Analyser l’impact des croyances collectives sur les décisions individuelles est une des clefs de la lutte contre la pauvreté. Un fait négligé par l’analyse économique. Or, nombre de décisions, en Afrique, en France… ne prennent sens qu’à partir des croyances collectives.
Par Désiré Mandilou
On ne peut lutter contre la persistance de la pauvreté sans considérer au préalable les croyances qui gouvernent les comportements économiques des populations.
Dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, par exemple, quand le directeur d’une école primaire demande à un professionnel de prendre des photos de classe, dont chacune est facturée à 250 F.CFA, il commence par majorer la facture de 100 %.
Le directeur demande à chaque instituteur de solliciter les parents d’élèves à hauteur de 500 F.CFA par élève. Les instituteurs – qui connaissent parfaitement les pratiques sociales en matière de facturation – demandent 750 F.CFA à chaque élève, touchant 250 francs, conformément aux normes sociales en vigueur.
Si l’on veut changer la donne, combattre la pauvreté endémique en terre africaine francophone, il faut que chacun remette en cause ses propres croyances. Aiguillonné par la liberté de se démarquer de l’idéologie dominante. Qu’elle s’appelle corruption ou tribalisme.
Les élèves transfèrent la facture à leurs mamans, qui ont en général la charge du suivi scolaire des enfants. Comme les instituteurs, les mamans vont également « arrondir » la facture à 1 000 F.CFA pour prendre également leur marge de 250 F.CFA auprès du père.
Ce dernier, dont le salaire mensuel est devenu bimensuel (payé entre quinze et trente jours après la fin du mois), ne peut faire face à aucune dépense imprévue.
Il va donc s’adresser à l’épicier du coin de la rue, originaire d’un pays ouest-africain, et disposant de liquidités, quelle que soit la date du mois. L’épicier accepte de prêter 1 000 francs au père, mais exige un intérêt de 500 F.CFA.
Le taux est usuraire, mais c’est la contrepartie d’un prêt sans garantie autre que la parole donnée. Au final, un service dont le coût initial était de 250 F.CFA coûte à la communauté, prise dans son ensemble,
1 500 F.CFA, soit six fois plus. C’est ainsi que les ménages s’appauvrissent collectivement, sans jamais en avoir conscience. Car que va faire l’épicier avec le bonus produit par son activité de banquier des rues ? Il va le rapatrier dans son pays d’origine.
Les métastases de la corruption, ainsi décrites à la petite échelle d’une école primaire, fonctionnent exactement de la même manière dans les hautes sphères gouvernementales, avec des montants autrement plus significatifs.
Les bonus perçus par toutes les parties prenantes du marché se retrouvent également, in fine, hors l’économie nationale. Ils sont soit, placés dans des actifs immobiliers, soit déposés sur des comptes offshore. Une affaire de croyance
Pour la collectivité nationale prise dans son ensemble, la perte de richesse est instantanée et irréversible. Voilà comment les Africains francophones marchent – inexorablement ? – vers la
pauvreté. Dans certains pays, l’espérance de vie est passée de 65 à 63 ans au cours des dix dernières années. L’espérance de vie en bonne santé stagne à 45 ans.
Alors, pourquoi cette préférence collective pour la corruption, quand chacun constate qu’elle conduit à la pauvreté pour tous ? Pour répondre à cette question, il faut interroger les croyances. La rationalité mise en oeuvre à travers chaque décision individuelle de surfacturation, plonge ses racines dans les croyances collectives.
Des croyances si partagées, si prégnantes, qu’elles prennent le statut de normes sociales à laquelle on ne saurait déroger. L’Africain qui occuperait un poste à responsabilités sans en retirer une rétribution sonnante et trébuchante, hors salaire, serait considéré comme un idiot. Non seulement par toute sa parentèle, mais aussi par ses propres subordonnés,
ses supérieurs hiérarchiques, ses voisins de quartier, etc. Dans un rapport publié en 2010, la Banque mondiale appelle « corruption discrète », toutes les formes de corruption du quotidien : la vente de documents administratifs, les billets de banque subrepticement glissés dans la paume des policiers ou des douaniers, l’absentéisme au travail des enseignants et du corps médical, etc.
D’ailleurs, la Banque mondiale considère que cet absentéisme entraîne autant de dégâts que les pots-de-vin. Cette corruption dite discrète, parce qu’elle ne fait pas la une des journaux et ne se chiffre pas en millions de dollars, est pour la Banque mondiale aussi catastrophique que « la grande corruption ».
Le cabri broute l’herbe là où il est attaché Les auteurs du rapport sur le développement notent : « La corruption fait partie intégrante de l’économie politique africaine. De petits groupes fortement homogènes ont plus de chances […] d’imposer des règles qui leur permettent de manipuler le système en leur faveur. »
Cette segmentation de la corruption nous semble toutefois artificielle. Il n’y a pas dans les économies africaines, la corruption des élites, et à côté, le reste de la société qui y serait parfaitement étanche. La corruption est devenue un fait de société global, quelle que soit la place que l’on occupe dans la société.