Pierre Gattaz : « Nous venons en Afrique… »
Le « patron des patrons » français, Pierre Gattaz, se réjouit de la nouvelle culture entrepreneuriale des pays africains. Laquelle rejoint les aspirations des chefs d’entreprises français, davantage tournés les projets industriels structurants.
Entretien avec Hichem Ben Yaïche, envoyé spécial au Kenya et en Éthiopie
Vous avez conduit une délégation de 60 entreprises au Kenya et en Éthiopie, dans un univers mental et culturel radicalement différent. Qu’est-ce qui justifie cette mission ?
Après l’Afrique de l’Ouest francophone et anglophone, il m’a paru essentiel de me rendre en Afrique de l’Est. Pourquoi le Kenya ? Parce que le potentiel entrepreneurial est énorme. Or nos grands groupes sont peu connus alors que leur expertise est reconnue. En allant au Kenya, je réponds d’ailleurs à l’invitation du président Uhuru Kenyatta qui m’a personnellement invité, lors de sa visite officielle en France en 2016, à conduire une délégation d’entreprises dans son pays. Nous sommes la première grande délégation d’Europe à être sur place depuis sa réélection, aussi le timing est-il excellent. D’une part, les entreprises françaises ont à nouveau confiance en elles, elles voient leur avenir sous un jour meilleur et donc repartent à la conquête du monde et d’autre part, le Kenya vient d’élire un président visionnaire et pro-business.
Vous vous attendiez à cet accueil enthousiaste ?
Non, pas du tout. Mais les ministres que nous avons rencontrés ont des projets et parlent le même langage que nous. Ils nous encouragent d’ailleurs tous à venir. Tous les ministres que nous avons vus nous ont dit : « Venez, nous avons besoin de vous !»
Dans cette délégation du MEDEF, vous n’avez pas associé que les grands groupes ?
Non, nous avons emmené des PME. Notre objectif est d’arriver à faire comme les Japonais, qui emmènent leurs fournisseurs quand ils visitent un pays. Leurs PME sont portées par des grands projets. En France, nous n’avons pas encore totalement cette culture qu’il faut pourtant encourager. Il faut associer les PME aux grands projets, ce que nous avons entrepris en Côte d’Ivoire où deux ou trois petites PME qui se trouvaient dans la délégation ont participé à la construction d’un stade. Au Kenya j’ai suggéré l’idée d’une liste de dix à quinze projets, les Big Trade, portant sur quatre priorités que nous avons arrêtées. Parmi elles, figure notamment la qui concerne les infrastructures portuaires, le transport maritime, etc. Nous allons donc « lister » tous les projets en cours, qui existaient déjà avant que nous ne venions sur place. Et des nouveaux projets, aussi, pour donner une chance aux entreprises françaises. Le Kenya a beaucoup de potentiel et c’est un pays qui cultive une francophilie assez intéressante. Et nous avons aussi fait beaucoup de choses dans le domaine énergétique qui ont été appréciées. Nous avons donc aujourd’hui une très bonne image au Kenya.
Alors, qu’est-ce qui est compliqué ?
Le temps, la prise de décision… Beaucoup de choses sont bloquées par l’administration, l’environnement est complexe. Par exemple, depuis 2000, le Kenya veut développer un système de marché de gros, comme ce qui existe en France à Rungis. Cela fait quinze ans que les dirigeants en parlent… et le président Kenyatta a reconnu qu’il fallait déverrouiller ce dossier. Une société française pourrait créer ce hub agroalimentaire qui ensuite répartit la nourriture. L’ambassadeur français au Kenya m’en a parlé à plusieurs reprises. Mais l’administration traîne les pieds et le projet est bloqué à plusieurs niveaux : le terrain, la fiscalité, etc. Le président Kenyatta et le ministre des Finances nous ont précisément demandé de leur faire remonter les différents points de blocage pour en identifier les sources, pour les aider à trouver une solution.
L’Afrique a longtemps été négligée par vos prédécesseurs. Qu’est-ce qui explique votre volontarisme africain ?
Je regarde vers l’avenir, à l’horizon 2020-2030. De grandes mutations sont en cours, qui ne sont pas toujours visibles et que nous devons anticiper. Il serait impensable que nous laissions ce continent dans l’état où il est. Aujourd’hui, au Kenya, il y a 90 000 offres d’emploi, pour un million de jeunes qui arrivent ! Soit 10 % de l’économie formelle. Cela représente une bombe à retardement considérable, pour l’Afrique et pour l’Europe. Sur le plan sociologique et politique, soit on dit « c’est l’Afrique », et on ne touche à rien ; et c’est horrible. Soit on considère que ce sont des opportunités extraordinaires de développement, de co-développement, etc. Toutes ces mutations que les politiques ignorent ou ne voient pas, ou ne veulent pas voir, ou transforment en « risque » représentent en réalité des opportunités exceptionnelles, surtout pour la France si l’on considère que l’Afrique compte 40 % de francophones. Nous sommes sur le même fuseau horaire, nous sommes liés à l’Afrique par l’histoire, nous avons une diaspora importante et nous devons mondialiser notre économie ! L’extraordinaire défi africain peut être relevé par les entreprises. Il faut à la fois désamorcer le problème de cette bombe démographique à venir – qui peut se transformer en bombe politique –, avec les problèmes de pauvreté et de terrorisme qui découlent de cette réalité, le désespoir, les trafics, etc., pour en faire une opportunité formidable de création de marché, de richesses, et de développement.