Alain Chouet : Il faut des réponses multiples au djihadisme

Ancien responsable de service du renseignement à la DGSE, Alain Chouet analyse avec précision les tensions qui secouent le Sahel et la réponse, qu’il juge parfois à côté de tout réalisme, des Occidentaux.
Entretien avec Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet
Homme de l’ombre jusqu’en 2007, vous publiez aujourd’hui Sept pas vers l’enfer où vous consacrez le chapitre Timbuktu au Mali. Vous décrivez une mauvaise réponse à un vrai défi et de l’armée française dans le bourbier sahélien. Comment mesurez-vous l’état de la menace ?
La France est intervenue en 2013 à la demande des autorités maliennes, mais aussi pour se protéger contre l’invasion du Mali par des djihadistes. Ces derniers voulaient installer une forme de zone grise propice à leurs trafics beaucoup plus qu’à l’établissement d’une base arrière du djihadisme international. Il aurait été sage, à ce moment-là, puisque l’opération Serval a été extrêmement rapide et réussie, de s’en aller. Quitte à revenir autant de fois que nécessaire si les djihadistes revenaient. On en est là.
Il n’y a pas un terrorisme indifférencié. Pour les terrorismes islamistes d’aujourd’hui, ce sont encore des recettes différentes. Tout cela est une affaire de spécialistes qui ne peuvent travailler utilement que s’ils ont à la fois la compréhension et le soutien des politiques.
On s’est emmêlé les pieds dans le bourbier malien, dans des querelles internes au Mali et au Sahel, à la fois politiques, tribales, ethniques, de rapports entre États qui n’avaient plus rien à voir avec la lutte contre le djihadisme. Aujourd’hui, la France peut quitter le terrain sans avoir l’air d’avoir perdu la guerre. Pourtant, il ne faut pas s’illusionner, elle était en train de taper à côté du vrai problème.
Vous travaillez avec une base de données sur la typologie et la cartographie de ces groupes radicaux. Traite-t-on vraiment les causes ?
Vous avez remarqué que depuis une vingtaine d’années que nous rencontrons ces problèmes au Sahel, aucun attentat en Europe n’a été prescrit par ces groupes djihadistes au Sahel. Contrairement à ce qui s’est passé avec l’État islamique en Syrie et au Levant, il y a eu des proclamations incantatoires de chefs de l’État islamique au grand Sahel ou d’un soi-disant AQMI, mais jamais d’attentat.
Il n’y a pas de résonance dans nos populations et en particulier chez nos jeunes musulmans entre les conflits sahéliens et la situation en France. Au contraire, on en a vu beaucoup entre ce qui se passait en Syrie et en Irak et les jeunes en France.
Prétendre, nous Français, que nous sommes là-bas pour lutter contre le terrorisme chez nous est exagéré, si ce n’est faux. Cette logique nous empêche de voir la réalité du fait que nous avons à faire au Sahel à de grandes compagnies criminelles qui se drapent des oripeaux de l’islam pour justifier leurs trafics et leur enrichissement par le contrôle du terrain local.
Les uns comme les autres souhaiteraient établir le long de la bande sahélienne une immense zone grise sans contrôle d’État. Elle leur permettrait de mener en particulier leur trafic de drogue qui, depuis une vingtaine d’années, évite la route des Caraïbes trop contrôlée par les États-Unis pour aller d’Amérique du Sud vers l’Europe et l’Amérique du Nord. On estime que 30% de la cocaïne mondiale transite aujourd’hui par les voies sahariennes et cela intéresse beaucoup de gens.
Comment avoir les moyens de juguler ce phénomène qui s’étend à une bonne partie de l’Afrique au-delà du Sahel ? Il arrive vers le golfe de Guinée et on retrouve une extension différente vers le Mozambique.
Les problématiques du Kenya, de la Tanzanie et du Mozambique ne sont pas du tout les mêmes. Il est clair que la faiblesse des États sahéliens et du golfe de Guinée ouvre grand la porte à tous les trafiquants. Nous voyons leur difficulté à imposer leur autorité régalienne sur l’ensemble du territoire parce que celui-ci est trop grand ou qu’ils n’ont pas le personnel ou pas les moyens. Techniquement, notre problème est qu’on ne lutte pas contre le terrorisme de la même façon qu’on lutte contre les trafics criminels. Ce n’est pas le même type de guerre.
Nous devons considérer, à la suite de l’International Crisis Group (ICG), que nous devons adapter notre guerre à des activités criminelles de trafic et non à des activités criminelles de terrorisme.
Mais comment sérier les problèmes face à l’urgence ? La France change aujourd’hui son approche, mais va-t-on vers plus d’efficacité ?
On ne va pas résoudre dans ces pays d’un coup de baguette magique des problématiques vieilles de 40 ou 50 ans. Quand les Européens ont colonisé l’Afrique, ils sont partis perpendiculairement des côtes pour aller vers l’intérieur en y dessinant des frontières. Alors que les entités ethniques, linguistiques et culturelles et les solidarités de l’Afrique étaient parallèles aux côtes. On a séparé des gens qui voulaient vivre ensemble et on a obligé à vivre ensemble des gens qui ne le voulaient pas.
On en voit le résultat depuis les indépendances. Demeurent dans cette zone un problème de gouvernance, un problème d’élaboration d’armées nationales qui ne soient pas uniquement des gardes prétoriennes pour les potentats au pouvoir mais de vraies armées au service de la nation.
Et puis, on fait face à un problème clair de développement. Les Occidentaux se sont tout de même bien servis en Afrique ! Il faudrait penser le développement de ces pays de façon qu’ils trouvent un autre intérêt et une autre façon de gagner de l’argent que de se transformer en trafiquants de drogue.
À l’aune de votre expérience, estimez-vous que la manière d’aborder le sujet correspond aux solutions que nous cherchons?
C’est aussi un problème multifactoriel et qui a plusieurs origines. Il y a le sous-développement de la région et l’influence d’intervenants extérieurs qui donnent une légitimité islamique à ce qui est en fait du banditisme et de la criminalité. On a beaucoup de peine en France à intégrer et à rendre pratiques des situations qui ont des causes multifactorielles.
Chacun plaide pour sa cause. Les autorités de police pour un certain type d’action, les militaires pour un autre, les diplomates pour un troisième. On ne se met jamais ensemble autour de la table pour voir ce qu’on fait dans ce type de situation et quelles sont les réponses multiples, à la fois diplomatiques, sociales, culturelles, économiques et sécuritaires à apporter à une situation complexe.
Dans votre livre, vous nous permettez de pénétrer dans les « cercles de l’enfer ». Quels sont la cosmogonie et les éléments qui constituent cette galaxie ?
Une première chose a été le cercle des engagements militaires sans fin auxquels nous ont amenés les États-Unis, avec leur inepte guerre globale contre la terreur. On ne fait pas la guerre à la terreur ni au terrorisme. On fait la guerre à des gens. En se refusant à nommer les gens, les États-Unis de l’administration Bush ont mis l’ensemble du monde arabe et musulman sous une loi universelle et permanente des suspects qui n’a rien arrangé en Afghanistan, en Irak, en Somalie. Partout où nos amis américains sont passés, ils ont laissé derrière eux des champs de ruine et des sociétés démolies. Devons-nous faire la même chose ?
Vous constatez, vous qui êtes dans une vision systémique, que les problèmes globaux et locaux interfèrent. D’où une complexité nouvelle.
Compte tenu de nos capacités de déplacement et de communication, il n’y a plus de problèmes locaux. Un problème local devient vite global si on n’y prend pas garde. Il nous revient de distinguer dans les problématiques du Sahel celles qui créent les conditions d’une transition vers la violence criminelle et d’essayer, en collaboration avec les pouvoirs locaux de supprimer les conditions du passage à la violence sociale. Cela nous coûtera cher mais nous devons mettre en balance ce que nous coûtent aujourd’hui l’insécurité en France et les interventions en Afrique.

Le coup de colère que vous poussez dans votre livre montre que vous n’êtes pas satisfait des réponses politiques.
Le problème est que le temps du mécontentement social dans un certain nombre de zones, celui des réponses et celui du terrorisme n’est pas celui de nos échéances politiques, en Occident. Nos chefs d’État, nos responsables politiques et administratifs vivent à un horizon de quatre ou cinq ans et qui est fonction des échéances électorales.
Le temps du salafisme a connu une renaissance à la fin des années 1970. Il a existé dans les cinquante premières années du temps de Mahomet, et dans les cinquante dernières années. Entre-temps, l’islam a évolué dans différentes voies plus ou moins ouvertes et modernistes. Ce temps de la résurgence du salafisme à travers un certain nombre d’intérêts d’État n’est pas celui de nos échéances politiques et électorales occidentales. Chaque équipe qui s’en va se dépêche de laisser le problème à l’équipe qui arrive au pouvoir et qui doit tout réapprendre.
Les services de renseignement, comme la diplomatie ou les militaires essaient de travailler dans le temps long. Nous n’avons heureusement pas le Spoils system à l’américaine qui fait que les compétences seraient à réacquérir à chaque échéance. Nous avons un substrat de diplomates, d’officiers de renseignement et de militaires qui eux vivent dans un temps long mais qui n’est pas celui de l’autorité politique et de la décision gouvernementale, ce qui rend quand même difficile la prise en charge des problèmes.