Miguel Angel Moratinos : « La solidarité doit entrer dans les actes »

Miguel Angel Moratinos, Haut-représentant de l’Alliance des civilisations des Nations unies considère, à la lumière de la crise actuelle, qu’il faut pratiquer un multilatéralisme efficace, qui produise des résultats et qui apporte des réponses aux défis du présent.
Propos recueillis par Guillaume Weill-Raynal
Vous avez exercé de nombreuses responsabilités en Espagne et en Europe. Aujourd’hui, vous dirigez l’Alliance des civilisations qui dépend des Nations unies. Quelle est la vocation de cette institution ?
Cette Alliance des civilisations a été lancée en 2004-205, au lendemain des attentats terroristes qui avaient frappé Madrid. Cette initiative répondait à la nécessité de créer, au niveau international, un outil de lutte contre le terrorisme. Nous assistions à une dérive de confrontation entre le monde occidental et le monde arabo-musulman. Il fallait stopper cette tendance perverse qui risquait de mener à un affrontement inexorable.
Nous menons un travail de prévention qui porte sur l’éducation, la jeunesse, les médias et la communication, les migrations, les femmes, etc. J’ai ajouté à tout cela un travail de médiation diplomatique des conflits où la crise religieuse, culturelle, revêt une dimension importante.
Cette initiative a été reprise par Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, qui en a fait une entité directement rattachée aux Nations unies. Aujourd’hui, cette structure n’est plus seulement dédiée à la lutte contre le terrorisme, mais déploie toute une série d’initiatives en faveur de l’entente, du respect, de l’acceptation mutuelle et de la cohésion sociale. Nous devons atténuer les causes de confrontations religieuses et culturelles qui mènent à des crises et des conflits.
Face à cette montée des intolérances, votre discours est-il audible auprès des populations et des communautés ? Avez-vous les moyens de vos ambitions ?
Notre démarche est plus nécessaire que jamais. Auparavant, nous étions déjà conscients que cette situation de discriminations, de xénophobie, de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie était bien présente dans toutes les sociétés. Depuis, à cause de différentes crises, jusqu’à celle de la Covid-19, les comportements inacceptables n’ont fait que se développer. C’est la raison pour laquelle nous avons lancé plusieurs appels au sein des Nations unies pour lutter contre cette tendance négative, notamment par la voix de mon ami Adama Dieng.
Pendant cette crise du Covid-19, nous entendons un mot surgir, de manière quasi unanime : la solidarité. Mais cette solidarité n’est pas, ensuite, pratiquée sur le terrain. Elle est complètement oubliée quand, par exemple, le secrétaire général de l’ONU appelle à un cessez-le-feu généralisé, partout où des conflits déchirent les pays. Ou quand il s’agit de garantir la chaîne de production de masques ou de respirateurs. Les pays voisins les uns des autres ne sont pas solidaires entre eux, ni avec le continent africain qui souffre d’une absence de moyens pour faire face à cette pandémie. L’Alliance des civilisations a précisément pour vocation de lutter contre ces manquements.
Comment sortir du discours, de l’incantation ?
Notre devise est « Une seule humanité, diverses cultures ». Or, la leçon positive que nous pouvons tirer de la crise sanitaire est la prise de conscience unanime qu’elle a provoquée. Elle concerne l’humanité tout entière. Pour la première fois dans l’Histoire, tout le monde – toutes les cultures, tous les groupes religieux – s’est senti touché, aussi bien sur le plan des enjeux géopolitiques, financiers ou économiques. Tout le monde a compris que le seul moyen d’y faire face était d’agir ensemble.
Justement, le choc actuel ne risque-t-il pas d’entraîner des tensions encore plus fortes et plus meurtrières ?
Avant même la crise pandémique, tous ceux qui, comme moi, travaillent sur les relations internationales, avaient bien conscience que nous étions dans une phase de transition. Nous sentions bien que nous ne pouvions plus continuer, avec une forme d’organisation mondiale réglée par les procédures et les protocoles du siècle précédent. Qu’il fallait les changer, les réformer. La crise Covid-19 est venue confirmer ce sentiment d’une manière aussi claire que brutale : le monde a changé, nous ne pouvons plus continuer comme avant.
Les mois et les années à venir vont être complètement différents. Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. Malheureusement, les décideurs à qui incombe le choix des décisions politiques ne sont même pas encore parvenus à se mettre d’accord sur le préalable indispensable : faire une pause, mettre sur la table les enjeux multiples dans un contexte d’une particulière complexité, et partager la responsabilité de conduire le monde vers une nouvelle étape de son histoire.
Comment rendre concrets et opérationnaliser les choix décisionnels qui s’imposent face à ce terrible choc ?
Nous sommes confrontés à un monde global, complexe et incertain, dans lequel nous nous étions habitués à considérer que les acteurs majeurs aptes à prendre des décisions étaient les gouvernements des États-nations. Certes, ils sont les premiers responsables pour gérer le quotidien et conduire le futur. Toutefois, j’ai bien senti ces dernières années, à l’occasion de mes diverses missions, poindre une inquiétude, une perte de confiance à leur égard, de la part de ce que j’appellerai la citoyenneté globale.
Les sociétés civiles aspirent à participer aux prises de décisions. De nouveaux acteurs apparaissent au sein de la gouvernance mondiale. Les États-nations ne vont pas disparaître pour autant, mais ces nouveaux acteurs vont venir jouer leur rôle à leurs côtés : des citoyens qui vont se révolter et exiger un changement de cap. Je crois qu’une association entre des acteurs nationaux conscients des enjeux et cette citoyenneté globale qui va se mobiliser pourra faire évoluer les choses. Qui conduira le jeu ? Cette nouvelle donne pourra créer des opportunités pour que le secrétaire général des Nations unies joue un rôle décisif dans ce processus de réflexion et de réformes pour le monde de demain.
Croyez-vous en ce qu’on appelle, aujourd’hui, la déglobalisation ? Des signes de découplage apparaissent, qui marquent comme un retour du souverainisme…
De nouveaux modèles vont apparaître, mais la globalisation existe, et elle ne va pas disparaître. Le virus est global ! Nous n’allons pas lutter contre des virus nationaux. Les défis de la faim et du changement climatique sont des défis globaux. La lutte contre le terrorisme est un défi global. Mais l’approche de la globalisation va se modifier. Nos problèmes actuels sont nés d’une globalisation financière mal gérée, où le facteur humain et les citoyens – qui sont le centre de l’équation –, n’avaient pas été suffisamment pris en compte. Aujourd’hui, une réflexion s’amorce. Il n’est pas contradictoire de constituer des réserves stratégiques nationales ou régionales, pour faire face à la crise, tout en conservant le cadre de la globalisation. Seulement, celle-ci va peut-être devenir plus humaine – c’est ce que je souhaite, en tout cas –, plus attentive aux enjeux de la nouvelle situation du monde. On ne peut pas opposer artificiellement la globalisation et l’approche nationale.
Le modèle sera plus sophistiqué : il y aura des enjeux globaux, des enjeux régionaux – qui dépendront d’institutions comme l’Union européenne ou l’Union africaine, des enjeux nationaux, des enjeux locaux, par rapport auxquels chacun sera amené à assumer ses responsabilités. Les municipalités verront les leurs augmenter, dans la gestion du quotidien. Tout cela suppose des arbitrages. C’est un exercice qui demande du travail et de l’engagement.
Quelle est la place de l’Afrique dans votre action ?
Lorsque j’ai pris mes fonctions à la tête de l’Alliance, il y a un peu plus d’un an, j’ai constaté qu’en dépit d’un discours et d’un narratif qui incluait l’Afrique dans notre vision globale, il manquait une action concrète vis-à-vis du continent. J’ai indiqué dans mon discours de prise de fonction qu’il méritait une attention particulière. Nous menons d’abord un travail de prévention qui porte sur l’éducation, la jeunesse, les médias et la communication, les migrations, les femmes, etc.
J’ai ajouté à tout cela un travail de médiation diplomatique dans des conflits où la crise religieuse, culturelle, revêt une dimension importante. J’avais constaté avec inquiétude, par exemple dans le cas du Sahel, qu’elle était trop souvent méconnue ou sous-estimée. C’est la raison pour laquelle j’ai créé un groupe de travail destiné à former des médiateurs qui puissent apporter leurs connaissances pour faciliter la résolution des conflits.
Les sociétés civiles aspirent à participer aux prises de décisions. De nouveaux acteurs apparaissent au sein de la gouvernance mondiale. Les États-nations ne vont pas disparaître pour autant, mais ces nouveaux acteurs vont venir jouer leur rôle à leurs côtés.
Je suis ainsi intervenu en faveur de la République centrafricaine, du Burkina Faso – où de nombreux lieux de cultes avaient subi des attaques particulièrement meurtrières. J’ai créé aussi, en Espagne, une Alliance des femmes pour la paix, qui assigne aux femmes africaines un rôle majeur de prévention et de résolution des conflits. L’Afrique est aujourd’hui, pour moi, une priorité. J’avais programmé un voyage en avril à Addis-Abeba, pour présenter mon plan devant l’Union africaine, d’où je devais ensuite me rendre au Soudan et en République centrafricaine. Malheureusement, ce voyage a été ajourné à cause de la crise pandémique.
Nous vivons aujourd’hui une crise du leadership mondial et du multilatéralisme. Quelles sont vos plus grandes inquiétudes, à cet égard ?
J’affirme, pour ma part, ma croyance forte dans les valeurs du multilatéralisme. Encore faudrait-il s’entendre sur la définition de ce mot, en ce début de XXIe siècle. Je crois en un multilatéralisme efficace, qui produise des résultats et qui apporte des réponses aux défis du présent. Et pour cela, nous devons le réformer. Nous ne pouvons plus nous contenter d’une définition héritée du lendemain de la seconde guerre mondiale.
Nous devons revoir de la façon la plus honnête et la plus engagée comment nous pouvons remettre à jour les instruments dont nous disposons. Nous ne pouvons pas critiquer des organisations comme l’OMS ou le Conseil de sécurité sans mener une réflexion profonde sur la manière de remédier à leurs insuffisances ou à leurs blocages. Nous devons mener ce travail de manière volontariste, pour partager les enjeux communs à l’humanité tout entière.