Nous devons parvenir à l’unité politique

Baye Moctar Diop, ambassadeur du Sénégal auprès de l’Union européenne, trouve dans l’Union africaine l’expression des attentes et des contradictions du continent. Il plaide pour une action audacieuse des gouvernements en faveur des peuples et de l’image que l’Afrique donne au monde.
Vous avez de 2016 à 2021 été en poste auprès de l’Union africaine, à Addis-Abeba. Vous étiez au cœur du mécano de l’intégration africaine et avez choisi de raconter cette histoire dans L’Unité africaine entre ambition et volontés. Le regard d’un Ambassadeur africain en poste à Addis-Abeba. Pour l’essentiel, que retenez-vous de cette riche expérience ?
Ce sont des années d’une très grande richesse. Addis-Abeba est une place forte de la diplomatie mondiale. Les positions africaines y sont préparées et l’Afrique y élabore sa stratégie en direction du monde extérieur. Les cinq années que j’ai vécues là-bas ont coïncidé avec les efforts conjugués des membres de l’Union africaine pour donner à l’organisation une meilleure assise financière. Je suis arrivé exactement l’année durant laquelle les chefs d’États et de gouvernements ont réalisé que les difficultés financières de l’organisation ne pouvaient pas continuer. Ce n’était pas viable.
L’heure était venue pour l’organisation de prendre à bras-le-corps le financement de ses propres activités et de réaliser ses propres ambitions. Le processus a duré quatre ans et n’est pas terminé. J’ai pu me rendre compte à quel point les Africains étaient mobilisés pour donner corps à cette vision du panafricanisme et pour faire en sorte que l’UA soit une organisation respectée de par le monde. Ces moments très intenses m’ont permis de vivre les réalités intérieures de l’organisation que j’ai essayé de relater dans mon livre.
L’autonomisation financière n’est pas entièrement achevée. Que faut-il faire aujourd’hui pour que cette institution soit pleinement indépendante ?
Ce qui manque, vous le soulignez justement, est que l’autonomie financière n’est pas encore réalisée cinq ans après le lancement de ce nouveau mécanisme de financement. Aujourd’hui, je suis au regret de le dire, ce n’est pas un secret, l’UA reste encore sous-financée. Elle dépend presque à 65% de l’appui budgétaire des partenaires de divers ordres, européens ou américains. Cela ne peut pas continuer ainsi.
Notre destin est dans la solidarité interafricaine. Nous sommes africains, avons la même histoire, partageons le même espace géographique et devons vivre ensemble, nous enrichir ensemble, nous appauvrir ensemble et mourir ensemble. Cela manque.
Ce qui manque, c’est un regain de volontés harmonisées des États de marcher au même rythme. Avec la même ambition de donner à l’UA cette autonomie financière. Parmi les États membres, il s’en trouve toujours qui n’appliquent pas le nouveau mécanisme de financement. Voici comment on est arrivé aujourd’hui à ne pas réaliser cette grande ambition de donner à l’UA cette autonomie financière tant voulue, donc son indépendance et la respectabilité attendue d’elle.
Pourquoi cette perception qu’ont de nombreuses personnes de cette institution comme une bureaucratie en décalage par rapport aux aspirations des Africains ?
Je partage cette analyse. La conférence des chefs d’États et de gouvernements africains est tout aussi consciente de ce que l’UA est en déphasage avec les aspirations des peuples africains. Ce qui l’explique, c’est que les organes représentatifs des gouvernements ont la prééminence sur les autres organes. En matière de hiérarchie, il y a d’abord la Conférence des chefs d’États et de gouvernements, le Conseil exécutif qui réunit les ministres des Affaires étrangères, et puis le Comité des représentants permanents qui réunit les Ambassadeurs.
De l’autre côté, des organes devant représenter les citoyens africains, comme le Parlement panafricain, le Conseil économique, social et culturel (ECOSOC), la Cour africaine de justice, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Ces organes, supposés être les porte-voix des populations africaines ne sont pas dotés des mêmes pouvoirs que ceux qui représentent les gouvernements. Ce explique les manques de compréhension et les reproches qui sont souvent faits à l’UA de ne pas refléter le point de vue des populations.
La solution consiste à donner plus de pouvoir et de voix aux autres organes pour une meilleure prise en compte des préoccupations des citoyens africains.
Beaucoup d’Africains constatent que lorsque les gouvernements sont entre eux, ils sont beaucoup plus dans l’incantation que dans l’action…
Ce qui manque, à mon avis, c’est une prise de conscience. Le narratif qui provient de l’UA ne correspond pas exactement à ce qu’il devrait être. Il ne colle ni à la réalité géopolitique interne de l’Afrique ni à celle du monde. L’UA a été créée au début des années 1960 pour accompagner les indépendances africaines et pour lutter contre l’apartheid.
L’OUA, ancêtre de l’UA, a atteint ses objectifs premiers. Mais la transition a été difficile à réaliser. Dans son fonctionnement quotidien, le narratif est resté celui de la contestation de la colonisation de 1963, lors de sa création. C’est ce qui plombe vraiment le fonctionnement de l’UA et qui brouille un peu son image. Que faut-il faire à partir de là ?
Faire évoluer le discours de la contestation à l’action, avec les moyens qu’elle appelle. On revient à la question de l’autonomie financière. En jouant sur ces deux leviers, on devrait donner à l’UA une meilleure image, la réconcilier avec les populations africaines et la préparer à assumer le rôle qui doit être le sien dans le concert des nations.
Que faut-il faire pour défaire les nœuds et accélérer les processus, afin de davantage d’efficacité ?
Des efforts sont entrepris. L’objet de la réforme institutionnelle concerne l’autonomie financière mais aussi le changement institutionnel. Il faut des réajustements au niveau structurel dont l’UA a besoin pour une meilleure prise en compte de ses objectifs. Ces réajustements concernent la délimitation des missions parce que l’UA travaille étroitement avec les communautés économiques régionales basées dans les sous-régions. L’idée est que l’UA se spécialise sur les enjeux globaux, c’est-à-dire l’intégration économique africaine, les défis environnementaux, les migrations, la lutte contre le terrorisme. Ces défis globaux dépassent le niveau des sous-régions et c’est un des leviers sur lesquels on peut travailler pour rendre l’action de l’UA beaucoup plus visible.
Dans l’urgence, est-on en capacité d’apporter des réponses qui exigent du temps et un investissement sur la durée ?
L’Afrique est capable de relever tous ces défis. Le bilan est certes maigre par rapport aux ambitions affichées depuis 1963 mais il vaut son pesant d’or. L’UA a quand même réussi à éradiquer l’apartheid et la colonisation sur le continent. Elle a réussi, à partir de 1999, à faire sa mue.
Vous le savez, nous travaillons à la mise en place d’une Zone de libre-échange continentale pour renforcer le commerce intra-africain. L’UA a réussi à mettre en place un programme économique de développement : le NEPAD. Elle s’est aussi dotée en 2013 d’une vision stratégique appelée Agenda 2063. La vision est là.
Les défis sont tout aussi énormes que les succès enregistrés. Ce qui reste, c’est d’avoir une volonté harmonisée et commune. C’est ce qui fait que nous avons l’impression d’avancer mais que nous avançons très lentement.
Pourtant, ce que l’on voit au Sahel fait réfléchir. Cette région est rongée par un terrorisme dévastateur qui est en train d’antagoniser les communautés et d’allumer des feux partout. Pourquoi l’Afrique n’a-t-elle pas réagi ni pris conscience de ce danger pour se mobiliser et traiter le problème collectivement ?
Le Sahel est en effet une poudrière qui représente une menace pour l’existence de l’Afrique. Son embrasement risque d’affecter presque tout le continent. Le terrorisme est un fléau transversal qui doit appeler à la mobilisation générale de toutes les énergies.
La solution est déjà dans les documents de l’UA, qui s’est dotée d’une Force africaine en attente. Sa vocation est de pouvoir être déployée sur les théâtres d’opérations avec des soldats uniquement africains pour mener des combats qui doivent être des combats africains. Nous sommes en première ligne et les populations sont les premières concernées par la situation au Sahel. Malheureusement, la Force africaine en attente qui a été officiellement déclarée opérationnelle ne l’est pas encore. Les hommes peuvent être disponibles mais les matériels et les équipements sont attendus des partenaires et n’arrivent pas au moment souhaité.
Cela fait que l’opérationnalité de la Force africaine est un peu retardée. Mais je suis convaincu que, une fois opérationnelle, le déploiement de cette Force avec des hommes suffisamment entraînés et appuyés par des partenaires, peut jouer un rôle de vigie au Sahel et peut-être partout en Afrique.
Vous étiez en poste en Éthiopie au moment de la négociation des accords post-Cotonou entre l’Europe et l’Afrique. Reflètent-ils véritablement les enjeux et les ambitions du continent ? On sait que 30% des échanges de l’Europe se font avec l’Afrique.
C’est pour cela qu’il y a eu un changement qu’il est important de souligner. Le nouvel accord qui sera signé, nous l’espérons, au mois de décembre, va privilégier des compacts régionaux. L’UA aura son propre compact avec l’UE, de même les Caraïbes et le Pacifique. L’Afrique, avec ses spécificités géographiques et commerciales et ses contraintes de tous ordres, veillera à ce que ses préoccupations soient prises en compte de façon spécifique et détachée de celles des Caraïbes et du Pacifique.
Y sommes-nous effectivement parvenus ? C’est à l’application de l’accord qu’on le saura. Mais, de manière anticipatoire, les Africains ont veillé, sous la coordination des experts de l’UA, à ce que l’Afrique soit traitée de manière spécifique puisqu’elle a des besoins spécifiques.
Il faut souligner, qu’on le déplore ou pas, que l’Afrique a trois volets de coopération avec l’Europe : avec l’Afrique subsaharienne, avec les pays du Maghreb par les accords de voisinage, et par un autre accord qui lie l’UE à l’Afrique du Sud. Cette différenciation ne milite pas en faveur de l’unité africaine.
Craignez-vous que l’extrême polarisation du monde, illustrée par la guerre en Ukraine, ait des conséquences graves pour l’Afrique ?
Il est heureux que l’Union africaine, sous la houlette de son président en exercice Macky Sall et du président de la Commission Moussa Faki Mahamat, ait très tôt mis en place une Task force chargée de formuler des recommandations sur la position de l’Afrique par rapport à la situation en Ukraine.
Il est évident que ce qui se passe en Ukraine a des conséquences en Afrique, en Europe et partout dans le monde. Cette guerre se déroule entre deux pays qui constituent un grenier à céréales mondial et un réservoir d’hydrocarbures où s’approvisionnent beaucoup de pays. Nous avons tous intérêt à œuvrer à un cessez-le-feu immédiat et à l’ouverture des négociations sérieuses susceptibles d’ouvrir la voie à la paix. C’est sur cette voie que s’est engagée l’UA.
Nous savons que les conséquences seront terribles. Au sujet de ce qui se passe en Ukraine, le Secrétaire général des Nations unies a parlé de « tsunami » sur le plan de la sécurité alimentaire en Afrique. Ce ne sont pas les Africains mais les experts de la FAO et du PAM qui ont alerté sur les dangers de ce qui se passe en Ukraine. C’est pourquoi, dès le début du mois de juin, le président de l’UA et celui de la Commission africaine ont pris leur bâton de pèlerin et se sont rendus à Sotchi, en Russie. Ils y ont rencontré le président russe pour lui expliquer que le conflit impacte le continent. Et que l’Union africaine, qui n’a pas de position sur le conflit, n’a pas à en souffrir.
Et, rendons à César ce qui appartient à César, ils ont appelé solennellement à la libération des cargaisons de céréales de la mer Noire pour permettre l’exportation des céréales ukrainiennes sous l’égide des Nations unies. Depuis quelques semaines, les craintes s’apaisent pour ce qui est de la sécurité alimentaire tant en Afrique qu’ailleurs et nous nous en félicitons.
L’Afrique, ce sont des matières premières, un continent à développer et à faire décoller économiquement. Comment voyez-vous une sortie de ce cycle par le haut ?
Nous devons reconnaître qu’il y a des difficultés et que nous ne pouvons pas détourner notre regard de ce qui se passe sur le sol africain et qui donne du continent une image hideuse. À côté de cela, d’importants efforts ont été menés. Il faut rappeler qu’avant la crise Covod-19, pendant une décennie, l’Afrique a été le continent qui a enregistré les taux de croissance les plus élevés dans le monde.
En Éthiopie, avant la guerre et avant la crise sanitaire, le taux de croissance dépassait 10%. C’est le deuxième pays africain le plus peuplé. Il en est de même au Ghana, en Côte d’Ivoire ou au Sénégal qui ont atteint un taux de croissance de 7% avant la pandémie. Malgré nos difficultés, malgré nos contraintes de tous ordres en infrastructures, énergie, nous avons des ressources qui sont aptes à faire se développer le continent. L’Afrique, c’est 30 millions de km2. Une de nos principales ressources est la jeunesse de notre population : sur 1,4 milliard d’habitants, 60% ont moins de trente ans.
L’urgence, pour régler ces problèmes, parallèlement aux efforts à mener pour améliorer la gouvernance économique et politique, est de faire en sorte qu’il n’y ait plus de guerre, régler les différends inter-États de manière pacifique, améliorer la gouvernance économique, éradiquer la corruption… c’est d’investir dans le capital humain. Former nos jeunes et leur donner de l’emploi. C’est pourquoi, actuellement, des efforts sont en train d’être faits sur la souveraineté alimentaire, pharmaceutique et médicale car il nous faut aussi soigner nos populations.
C’est pourquoi l’UA, qui a créé en 2015 le CDC Afrique pour s’occuper des grandes pandémies, a récemment ratifié l’accord portant création de l’Agence africaine du médicament. Il n’y a donc pas de quoi se décourager. Il faut continuer à travailler et à améliorer la gouvernance politique et économique, à investir pour réduire nos vulnérabilités structurelles. Ainsi nous atteindrons l’émergence économique à l’horizon 2035. Telle est l’ambition du président de l’UA.
De l’observatoire de l’UA au siège de l’UE à Bruxelles – où vous êtes en poste –, vous allez vivre une expérience encore plus forte où l’Afrique va encore vous poursuivre. Comment faire profiter le continent de vos acquis si précieux ?
C’est une passerelle douce entre Addis-Abeba et Bruxelles, où l’UA a un bureau de représentation permanente. Nous avons également un groupe africain très dynamique qui travaille en étroite relation avec la Commission européenne. Il faut souligner que l’Afrique, par l’histoire, a des relations très profondes avec l’Europe. Même en ayant quitté Addis-Abeba, je garde au fond de moi cette passion pour l’Afrique. Je continue d’ici à suivre les activités de l’UA, de telle sorte que nous puissions avoir cet échange d’expérience.
Ce que l’UA est en train de faire est la même chose, peu ou prou, que ce que fait l’UE. Il y a donc matière à échanger sur les expériences respectives de l’UE et de l’UA et à tirer le meilleur de chaque organisation.
Comme diplomate, vous savez maîtriser votre parole. Pourtant, on sent chez vous le besoin d’exprimer une certaine vérité malgré les contraintes de votre fonction. Quel défi reste-t-il pour aller encore plus loin dans la mutualisation de cette expérience ?
Je milite pour que l’Afrique propose davantage dans son projet d’unification politique. Mon sentiment après avoir quitté Addis-Abeba est que les pas vers l’édification d’une union politique à l’échelle africaine sont encore timides. L’année prochaine, l’UA aura 60 ans, ce qui est énorme à l’échelle d’une vie humaine. Nous devrions avancer beaucoup plus vite or ce qui manque, c’est un peu plus d’audace. C’est pourquoi je milite pour que nos États se fassent davantage confiance et se disent que, définitivement, nous avons un destin commun.
Notre destin est dans la solidarité interafricaine. Nous sommes africains, avons la même histoire, partageons le même espace géographique et devons vivre ensemble, nous enrichir ensemble, nous appauvrir ensemble et mourir ensemble. Cela manque. C’est là où se situe le problème quand j’écris volontés au pluriel dans mon livre.
Ce qui manque, c’est un regain de volontés harmonisées des États de marcher au même rythme. Avec la même ambition de donner à l’UA cette autonomie financière. Parmi les États membres, il s’en trouve toujours qui n’appliquent pas le nouveau mécanisme de financement.
Le deuxième élément est que, au niveau de l’UA, la conception de l’unité africaine n’est pas la même auprès de tous les États membres. Pour certains, l’unité africaine théorisée par les pères fondateurs comme Jomo Kenyatta ou Kwame Nkrumah reste un discours mobilisateur. Mais il y a, d’un côté, ceux qui veulent aller à pas maîtrisés et, de l’autre, ceux qui veulent cantonner l’UA à un rôle d’harmonisation des positions. Entre ces deux groupes, il y a parfois une certaine auto-neutralisation et ils avancent très difficilement. C’est pourquoi j’appelle l’UA et la Conférence des chefs d’États et de gouvernement à un peu plus d’audace et d’harmonisation, à s’asseoir et à réfléchir ensemble à l’ambition de réaliser cette unité politique à l’échelle du continent.
L’unité africaine, entre ambition et volontés,
le regard d’un ambassadeur en poste à Addis Abeba
Baye Moctar Diop
Éditions L’Harmattan
Prix (édition papier) : 25 euros.
@NA