Il faut rester et même investir en Afrique !

Les entreprises européennes ralentissent leurs investissements. Sans nier les obstacles nouveaux, Etienne Giros, du Conseil français des investisseurs en Afrique, juge exagérée l’aversion au risque, et rappelle que les opportunités du continent demeurent.
Comment réagissent les entrepreneurs français et européens, face aux soubresauts politiques actuels, notamment au Sahel ?
C’est une question difficile. Certes, l’Afrique a passé remarquablement l’obstacle de la crise sanitaire. Nous étions tous très inquiets au début et elle s’en est très bien sortie. Néanmoins, la crise a déstabilisé la situation économique et alourdi l’endettement des États. S’est ajoutée la guerre en Ukraine et surtout la hausse des matières premières, des coûts de fret et de transport qui ont fragilisé les économies.
Ajoutez à cela la partie sécuritaire du dossier et cela donne une ambiance qui peut être qualifiée de morose. Est-ce vraiment le cas ? Les entreprises du CIAN ont fait une bonne année 2021. Le chiffre d’affaires a été bon et la rentabilité et l’activité ont produit des résultats positifs. Cela permet de rester et d’investir.
Les entreprises françaises investissent en Afrique, elles le font en ouvrant des filiales. Les autres font beaucoup d’import-export ou viennent juste faire un chantier pendant deux ans.
En revanche, quelques nuages arrivent et le sujet est le ressenti du risque en Afrique. Nous sommes confrontés aujourd’hui à l’aversion au risque des groupes internationaux, qui a beaucoup augmenté. Ils ont perdu beaucoup en Russie, et voient un certain nombre de pays qui ont connu des difficultés. Ils se demandent : « Au fond, est-ce que je suis prêt à prendre des risques d’image, de rentabilité et de crise sérieuse ? » Or, l’Afrique peut toujours faire craindre des risques même s’il n’y en a pas eu tellement et qu’il ne faut pas oublier que l’Afrique, c’est 54 pays. Il faut expliquer ce que sont les risques potentiels et accepter de les surmonter. Mais, en ce moment, le ressenti des risques n’est pas en faveur du continent.
L’Afrique a un besoin énorme de formation professionnelle, de compétences et d’expertise. De quelle manière contribuez-vous à l’améliorer ?
Les entreprises françaises doivent être présentes dans un certain nombre de secteurs qui sont essentiels. Parmi les secteurs prioritaires aujourd’hui, figure d’abord la bonne gouvernance. Ce ne sont pas les entreprises mais la lutte contre la corruption, une justice égale, une administration efficace, des situations de paix et de dialogue avec les minorités. Deuxièmement, les infrastructures. Sans électricité, si les opérateurs se voient couper l’électricité six heures par jour, ils ne peuvent pas travailler. Sans eau ni télécoms non plus.
Qu’est-ce qui différencie la France d’autres pays comme la Chine ou la Turquie ?
La Chine a une volonté stratégique d’investir en Afrique et, peut-être, de la conquérir partiellement, sur le terrain économique, que nous n’avons plus. Nous autres Européens avons une aversion au risque mais aussi d’autres potentialités de développement. Il faut d’abord une volonté politique et que les États et les entreprises européens soient prêts à prendre un peu de risque.
Un nouveau partenariat Europe-Afrique sera en œuvre d’ici à la fin de l’année mais il semble ne pas être à la hauteur des ambitions… Qu’en dites-vous?
Nous autres, entreprises européennes et notamment françaises, sommes largement présentes sur le long terme en Afrique. Nous sommes l’ami des mauvais jours et l’ami des bons jours. Nous ne sommes pas là pour faire des coups !
Pendant la crise Ebola, les entreprises françaises en Guinée et au Nigeria sont restées. Ces deux pays nous en ont été très reconnaissants. D’autres acteurs nouveaux ont sorti leurs dirigeants et leurs entreprises de crainte d’avoir des problèmes sanitaires.
La proximité des relations entre nos deux continents compte beaucoup pour moi qui le vit à titre personnel. La relation humaine avec un Africain, ça veut dire quelque chose. Nous ne sommes pas là uniquement pour faire du business même si bénéfice et profit sont tout à fait en faveur du développement. Nous avons un savoir-faire et un historique qui fait la différence.
Comment la crise ukrainienne pèse-t-elle sur les affaires ?
Elle pèse d’abord sur le chapitre économique. Comme l’ensemble de la planète, le continent va faire face à une crise de l’énergie, à l’inflation et à des difficultés de transport et de logistique. L’Afrique est soumise davantage que d’autres, à cause des pays enclavés, du volume des importations et des intrants qui viennent de l’étranger, aux problèmes de rareté logistique. Il ne faut pas oublier que les coûts des transports maritimes qui apportent 80% de ce qui est consommé en Afrique ont été multipliés par quatre. La logistique coûte plus cher que le produit !
Le deuxième ordre d’idées est l’image que cela donne du continent africain. Devient-il risqué en conséquence ? Les entreprises, les acteurs et les investisseurs, qu’ils soient allemands, belges, anglais ou français, se demandent comment regarder l’Afrique. La taille des marchés est assez petite. Faut-il, sur un marché modeste non en potentiel mais en taille, prendre un risque de réputation ou de conformité, politique ou économique, ou de difficulté conjoncturelle ? Si je dois investir 50 millions d’euros, n’est-il pas temps d’être prudent alors qu’il y a des difficultés avec la Russie et des menaces dans le monde ? Dès qu’il y a aversion au risque, les investissements freinent et ce n’est jamais bon dans les pays en développement.
Y a-t-il des raisons de rester optimistes ?
Il faut rester en Afrique et il faut même investir en Afrique ! Les fondamentaux sont là. Ce qui était vrai il y a sept ou huit ans au moment de la flambée de l’Afrique où tout le monde sautait comme un cabri en disant « L’Afrique c’est formidable », est toujours vrai aujourd’hui. En revanche, il faut bien analyser notre perception du risque. L’Afrique, du fait de la guerre en Ukraine, est-elle plus risquée qu’avant ? Je ne le crois pas.
Mais notre travail est de convaincre tous les acteurs, y compris les politiques, que c’est vrai et que le risque ne doit pas nous réfréner d’aller en Afrique. Il faut aussi traiter le problème de la relation politique, historique et mémorielle entre la France et l’Afrique et j’espère qu’elle est en bonne voie.
Le CIAN rassemble 180 entreprises qui travaillent sur l’Afrique. Quel son mode opératoire ?
Le Conseil regroupe le secteur privé français investi en Afrique, mais pas uniquement. Nous avons aussi des membres qui sont d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne, de Monaco, de Suisse ou même du Japon. Nous représentons à peu près 80% du volume d’affaires français réalisé en Afrique.
Notre rôle est d’abord de mettre ces entreprises ensemble, de leur permettre de faire réseau et de se connaître. Sur le fond, nous avons des commissions, des groupes de travail qui leur permettent de se rencontrer et de se tenir au courant d’un certain nombre de sujets d’actualité. Nous exerçons aussi, et je n’ai pas peur de le dire, un rôle d’influence. Dans le bon sens, pas pour obtenir des passe-droits, mais pour défendre des valeurs auxquelles nous sommes très attachés. Ce sont le développement de l’Afrique, l’importance du secteur privé, la bonne gouvernance, la RSE…
Comment réinventer la relation avec l’Afrique ?
Notre rôle est, d’une part, de promouvoir les entreprises françaises, de les aider à se développer, et d’autre part de promouvoir le développement en Afrique. Car les deux vont de pair. Vous dites juste en parlant de nouvelle relation et je pense qu’il y en a une. La relation qui présidait aux affaires entre les entreprises françaises et les États africains, notamment francophones, il y a trente ans, n’existe plus. C’est ce qu’on appelait la Françafrique, expression que je n’aime pas beaucoup.
Il y avait en tout cas un certain nombre de dérives dans ce système, qui n’existent plus. Il faut contrer cette idée pour dire : « Ne vous trompez pas, ceci n’existe plus et il y a une nouvelle relation. »
Oui, il faut bâtir une nouvelle relation avec un continent qui s’est ouvert sur le monde, une jeunesse extraordinaire et surtout une nouvelle génération de dirigeants politiques et d’hommes d’affaires. Nous ne travaillons plus en Afrique aujourd’hui comme on pouvait le faire il y a trente ou quarante ans, parce que le continent s’est ouvert.
Quels sont ses apports ?
Outre notre rôle de networking, de club et d’expert et d’influenceur, nous matérialisons cela par le Forum Afrique du CIAN. C’est un des événements majeurs sur l’Afrique à Paris tous les ans, qui réunit beaucoup de personnes. Nous produisons aussi le Rapport CIAN sur la manière dont les entreprises ressentent les affaires et le business en Afrique. C’est une espèce de baromètre du ressenti des entreprises sur les investissements, les impayés de l’État, la croissance ou la profitabilité. Il nous donne image pays par pays et cela peut être une attractivité pour les nouveaux entrants qui se demandent dans quel pays aller.
À travers nos commissions, groupes de travail, réunions, et nos déjeuners débats où nous recevons des personnalités, nous contribuons à parler de l’Afrique. Il faut s’y acculturer et la connaître car c’est un continent merveilleux. Mais ce n’est pas un continent que vous apprenez dans les livres mais par les relations humaines. Le retour d’expérience des groupes est très important et nous y contribuons.
Les fondamentaux sont là. Ce qui était vrai il y a sept ou huit ans au moment de la flambée de l’Afrique où tout le monde sautait comme un cabri en disant « L’Afrique c’est formidable », est toujours vrai aujourd’hui.
Tout investisseur ne regarde pas un projet d’investissement qui consisterait à s’installer en Afrique, ouvrir une usine ou une opération, uniquement avec des critères financiers. Il regarde aussi l’environnement et se demande quelles conséquences cela va emporter pour son groupe de faire un investissement en Afrique. Ai-je un risque d’image, un risque politique, un risque sécuritaire ou militaire ? Tout cela s’explique car, malheureusement, l’Afrique est souvent précédée d’une image pas toujours positive dans l’opinion, la presse ou chez les intellectuels.
Le pouvoir d’influence se mesure aussi en parts de marché. Comment peut-on considérer le poids de la France sur le continent, quels sont les secteurs clés ?
Quand vous êtes sur un marché et que, brusquement, des acteurs très volontaires arrivent, chacun perd un peu de marché. En revanche, quand les entreprises françaises investissent en Afrique, elles le font en ouvrant des filiales. Les autres font beaucoup d’import-export ou viennent juste faire un chantier pendant deux ans. La quasi-totalité des banques du CIAN ont des filiales en Afrique qui opèrent avec du personnel local et font des investissements sur place. Cela se mesure par les investissements directs à l’étranger et il faut regarder leur stock qui traduit le poids des entreprises françaises sur le continent.
Je dois vous dire que la France est deuxième derrière la Grande-Bretagne à cause des investissements dans le pétrole par Shell et BP. Loin devant la Chine, l’Allemagne et les États-Unis. Il faut donc pondérer cette critique.
Vous êtes membre de l’EBCAM (Conseil européens des affaires pour l’Afrique et la Méditerranée). Quel est le travail de cette structure ?
Cette organisation regroupe les représentants du secteur privé de treize pays européens investis en Afrique. Notre rôle est de les représenter aux yeux de l’Union européenne et de l’opinion. L’UE est un acteur clé et essentiel pour l’Afrique car il y a beaucoup d’argent européen versé en Afrique. Ainsi que les réglementations européennes qui contraignent nos entreprises dans leur activité quotidienne. La conformité à la RSE par exemple avec le devoir de vigilance et la lutte contre la corruption. Nous sommes là pour expliquer comment les choses se passent car l’UE n’est pas tous les jours sur le terrain comme nous le sommes.
Influenceur, vous pratiquez aussi la « diplomatie entrepreneuriale ». Quel est votre degré de dialogue et de concertation avec les acteurs de la politique africaine de la France ?
Notre indépendance provient du fait que nous ne sommes pas subventionnés. Nous ne devons rien aux autorités ni européennes ni françaises et avons notre liberté de parler. Nous sommes aussi dans la co-construction et absolument pas dans l’opposition. Le gouvernement, qu’il soit européen à travers la Commission, ou français, a son agenda politique, diplomatique, militaire et économique. Nous avons un agenda économique et ne prétendons pas dire au gouvernement ce qu’il doit faire.
En revanche, nous sommes proches des autorités puisque nous avons un dialogue, nous nous connaissons, et au fond le monde de l’entreprise privée et du public sur l’Afrique est assez réduit. Nous partageons nos points de vue et nous nous comprenons. Chacun prend les arbitrages qu’il doit prendre en fonction de son agenda. Il n’y a pas d’institution formelle comme une commission trimestrielle entre l’État français et le secteur privé qui définirait une politique. Cela se passe par relations et par partage d’idées et de convictions.

@AB