Il faut changer notre regard sur les risques du nucléaire civil

Riche d’un parcours scientifique et politique remarquable, Lassina Zerbo prononce un plaidoyer en faveur du nucléaire civil en Afrique. Il parcourt les chantiers dans lesquels il est engagé, au Rwanda, pour l’énergie, le développement et la jeunesse. Sans oublier l’actualité de son pays d’origine, le Burkina Faso.
Homme de science et géophysicien, vous avez été, durant 17 ans, directeur de l’OTICE (Organisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires) avant d’être nommé à la tête du Rwanda Atomic Energy Board. Comment est structurée cette institution ?
Le président Kagame ne fait pas dans les coquilles vides. Il s’est engagé dans un programme de science et de technologie nucléaire pour mettre le Rwanda en phase avec son développement récent. Ceci, tout simplement parce que la crise énergétique est réelle au Rwanda, en Afrique et partout dans le monde aujourd’hui, au vu du contexte géopolitique.
Parler de science et de technologie nucléaire, ce n’est donc pas seulement parler d’énergie mais aussi de médecine et d’agriculture. Le président Kagame a voulu faire quelque chose de moderne de ce programme, et qui accompagne le numérique, les sciences et l’innovation. Il veut faire du Rwanda Atomic Energy Board la locomotive de la science de l’énergie appliquée au domaine du nucléaire.
Je citerai tout d’abord la vision de vouloir former les étudiants. Une centaine d’entre eux viennent d’être reçus il y a quelques mois par le Premier ministre rwandais ; ils sont sortis d’études en science et technologie nucléaire. Entre 80 et 100 jeunes seront formés pendant cette troisième année et sortiront justement en étant en phase avec ce programme.
Comment cette politique est-elle imaginée pour permettre à l’énergie nucléaire d’essaimer en Afrique et d’être un outil de développement du continent ?
L’Afrique est en phase depuis longtemps mais c’est peut-être l’éducation qui n’a pas suivi. En 1958, le président ghanéen Kwame Nkrumah a constitué le Ghana Atomic Energy Commission. Cela concernait les centrales traditionnelles telles que nous les connaissons, les EPR, qui sont très grandes, très chères et dont la construction est assez rocambolesque. Elles s’accompagnent de grands risques de prolifération mais aussi de catastrophes comme pour les centrales de Tchernobyl et de Fukushima.
Le solaire aide mais n’est pas dans la constance nécessaire pour industrialiser et développer l’Afrique comme nous le souhaitons. Le travail déjà fait dans le nucléaire permet de faire le saut qualitatif et quantitatif dont nous avons besoin.
Pourtant, la science, la technologie et les hommes ont évolué. L’éducation des jeunes en Afrique aussi. Le Ghana n’a peut-être pas de centrale traditionnelle qui produit de l’énergie mais il a un réacteur de recherche et il faut le reconnaître. Ce réacteur sert la recherche en agriculture et en conservation des produits. La RD Congo a aussi un réacteur de recherche ; il n’est pas fonctionnel en ce moment mais il existe. L’Afrique du Sud produit de l’énergie avec des centrales traditionnelles. Il y a une grande différence entre l’Afrique du Nord qui approche des 100% d’électrification tandis que l’Afrique sub-saharienne atteint à peine 44%.
Quelles sont les conditions pour voir cette technologie se répandre, pour avoir la maîtrise des moyens et, surtout, permettre la formation des hommes qui peuvent l’assurer ?
Nous faisions face d’abord des freins en termes de perception politique à cause de lobbies qui n’avaient pas encore perçu le caractère « vert », aujourd’hui reconnu par l’Europe, de la technologie nucléaire. Il y avait cette perception que le nucléaire est dangereux sans distinguer le nucléaire militaire du nucléaire civil. Ces deux aspects ont apporté de la confusion dans l’utilisation ou même la conception de l’énergie nucléaire.
Le risque de prolifération, les accidents liés à la fission de l’uranium font dire aux gens : « Nous ne voulons pas y toucher. » Mais la technologie a évolué et nous allons à présent vers ce qui s’appelle les PRM (petits réacteurs modulaires) et même les nano-réacteurs. La technologie a tellement évolué entre refroidissement à l’eau et au gaz : des centrales de 1 à 2 MW sont miniaturisées à tel point qu’elles entrent dans un container de 40 pieds ! Comme elles sont modulaires, ces centrales pourront évoluer en fonction de la capacité désirée et qui peut varier de 1 à 300 MW, ce qui est énorme.
Cela suppose une stratégie pour pouvoir adosser cette technologie au développement actuel de l’Afrique.
La marche à suivre est de se doter d’une politique africaine. Il existe l’AFCONE (Commission africaine de l’énergie nucléaire) que deux Algériens ont déjà dirigée mais l’institution n’est pas aussi connue qu’elle devrait l’être sur le papier. Un jeune Camerounais vient d’en prendre le Secrétariat exécutif et nous devons l’aider à faire que cette structure appuie l’Union africaine dans sa politique énergétique. Surtout dans le cadre de l’application civile du nucléaire.
Une politique énergétique africaine ira dans le sens des financements comme, par exemple, ceux de la Banque africaine de développement.
Je crois que le président Kagame et beaucoup d’autres au Ghana, en Algérie, en Égypte, au Nigeria, au Niger, ont compris qu’ils sont tous dans une politique de développement de ces nouvelles centrales. Elles sont plus adaptées, évolutives, moins chères, plus sûres et moins proliférantes. Elles ont besoin de très peu ou pas d’eau. Une centrale à refroidissement à gaz n’a pas besoin d’être à côté d’un fleuve ou d’une retenue d’eau.
Cela va beaucoup limiter les risques que nous connaissons dans les centrales traditionnelles et va changer le paradigme de l’utilisation et de l’implémentation de la technologie d’énergie nucléaire en Afrique.
Comment vous projetez-vous par vos chantiers et vos programmes d’action ?
Avant que je prenne la tête de ce Board, le Rwanda a signé un accord avec Rosatom, l’une des plus grandes sociétés de distribution et de technologie nucléaire civile. Il comprenait d’abord l’étude de faisabilité pour créer un centre de science et de technologie. Puis voir comment opérer l’implémentation vers la médecine, l’agriculture et l’énergie.
Le cadre qui intéresse le plus le président Kagame est celui de l’apport d’une électricité moins chère, durable et sans l’intermittence que nous connaissons avec l’énergie solaire que nous utilisons beaucoup en Afrique. Le solaire aide mais n’est pas dans la constance nécessaire pour industrialiser et développer l’Afrique comme nous le souhaitons. Le travail déjà fait dans le nucléaire permet de faire le saut qualitatif et quantitatif dont nous avons besoin en mettant en œuvre un programme énergétique effectif.
L’Afrique est-elle capable de ce saut technologique important pour accéder aux techniques modernes?
Pourquoi n’en serait-elle pas capable ? Nous en avons les compétences. Nous avons le risque et le problème de l’instabilité politique qui fait que nous n’avons pas encore atteint le cadre de cohésion, de solidarité et d’efficacité dont nous avons besoin pour avoir un programme en commun. Cette période d’instabilité amène aussi des différences d’ego entre leaders qui nous font nous demander qui suivre ou pas. Il faut voir tout cela en termes d’opportunités plutôt qu’en termes de problèmes.
Basé au Rwanda, votre centre est-il aussi un incubateur pour les pays qui sont en mesure de bénéficier de cette expérience ?
Par humilité, je me garderai de dire que nous sommes ceux qui voulons éclairer le chemin en matière de technologie ! Des jeunes dynamiques accompagnent notre vision et sont à l’œuvre pour faire avancer un programme auquel ils croient. Si cela peut servir d’exemple à d’autres pays, je ne peux en être que satisfait.
Je veux faire remarquer le côté panafricaniste que le Rwanda représente. Je viens du Burkina Faso, et le fait que je sois placé à la tête du Rwanda Atomic Energy Board et que toutes les autorisations budgétaires passent par un non Rwandais est à saluer. La réalité est que je ne suis pas au Rwanda en tant que Burkinabè mais en tant qu’Africain. C’est ce rêve panafricain qui va changer la donne.
Certes, mais votre carnet d’adresses va servir votre institution et la vision que vous portez…
J’ai eu la chance d’avoir une carrière qui m’a permis de diriger une organisation de 186 États. Cela m’a permis de voyager à travers le monde, de connaître les hommes, la science, l’administration et différentes façons de faire avancer… ou de ne pas avancer. C’est justement pour cela que j’ai décidé de m’établir en Afrique et de m’intéresser aux défis auxquels elle fait face.
Je veux être proche des problèmes que nous vivons en Afrique, aider par mon expérience à contribuer à leur résolution et aider aussi les jeunes à bénéficier de l’expérience que j’ai eue grâce à d’autres personnes. Ce qui est clé en Afrique, c’est encore et toujours l’éducation.
À un certain niveau d’éducation, on acquiert l’expérience dont on a besoin pour faire avancer les choses. Le fait de m’avoir pour accompagner ce programme rwandais est déjà une expérience unique avec la latitude qui m’est laissée pour diriger mon équipe, dans le respect, la discipline et la vision prospective que nous avons pour ce pays et pour l’Afrique.
Vous avez aujourd’hui 58 ans. Vous avez été tenté par la politique et avez été Premier ministre pendant quelques mois avant le coup d’État contre Roch Marc Christian Kaboré. Le Burkina Faso risque-t-il la désintégration ou est-ce exagéré ?
Je ne dirais pas que je suis un homme politique ou que je me suis intéressé à la politique. Je suis devenu un homme public et ai été appelé à aider un pays qui m’est très cher, le Burkina Faso. J’y suis allé avec cette envie de faire changer les choses.
Lorsque je suis arrivé, nous pensions surmonter nos difficultés. Cette expérience, bien que courte, m’a aussi donné de la grandeur dans la vision que je pouvais avoir de la politique politicienne, de ce qui peut être fait et de ce qui n’a pas été fait.
Le Burkina Faso que je connais va-t-il se désintégrer ? Je dis non et n’y crois pas un instant. Il est vrai que nous vivons des moments difficiles de terrorisme mais il n’y a pas que le Burkina Faso. Il faut aller à la source du terrorisme, ce qui s’est passé en Libye et qui s’est décanté dans le sud de ce pays pour aller au Mali et contaminer le Burkina Faso et le Niger. En arrivant, les terroristes ont trouvé des gens désoeuvrés qui avaient des problèmes existentiels connus, qui n’avaient pas de travail et qu’il était facile de rouler.
Quand vous avez à peine un dollar en poche et que quelqu’un vous en propose cent pour travailler avec lui, quand vous êtes désespéré et ne cherchez pas à savoir ce qui vous arrivera demain… C’est cela qu’il faut changer. Il faut changer les conditions d’intégration des jeunes dans des projets qui peuvent leur être cher et leur faire comprendre qu’il y a de l’espoir.
L’espoir est parfois perdu dans ces régions mais les peuples du Sahel sont très résilients à cause des conditions difficiles dans lesquelles ils vivent. Je peux vous dire que c’est ça qui est plutôt sûr.
Comment hiérarchiser les stratégies de sortie de crise ?
Il a d’abord à gérer un problème de perception et un problème culturel au niveau de la zone sahélienne. Il faut amener les jeunes à comprendre la source de leurs problèmes, à être unis pour avancer dans le cadre de la CEDEAO. Lors du dernier coup d’État au Burkina Faso, une dame a déclaré à la télévision : « Qu’on nous laisse en paix et qu’on nous laisse régler le problème. » Trois jours auparavant, 130 camions étaient brûlés, une centaine de personnes sont mortes ou disparues et personne n’en a parlé au plan international. Or, à chaque coup d’État, on lance des appels à tenir des élections…
Voilà pourquoi il est possible de donner des éléments de raison à cette dame qui se sent délaissée parce que la communauté internationale n’est pas venue à son secours. L’événement dramatique de ces camions brûlés qui allaient alimenter des zones désespérées et les morts qui l’ont accompagné a renforcé sa perception d’être abandonnée.
Vous avez dit que c’est le moment d’être présent au Burkina et qu’il ne faut pas le quitter ; ce n’est pas évident dans un contexte aussi dégradé.
Un adage africain dit que l’on est amis pour le meilleur et pour le pire. Je dis aux amis de l’Afrique de croire au Burkina et de voir dans cette période de crise et de terrorisme des opportunités pour changer notre manière de voir les choses. Aussi, notre manière d’assister les Burkinabè techniquement et sur le plan de l’éducation, de la formation, de l’investissement pour qu’ils ne soient pas désoeuvrés au point d’être enrôlés par les groupes terroristes.
Nous le faisons par la science, l’éducation, la technologie, l’innovation et par l’envie d’y aller. L’Afrique de l’Ouest a la chance d’avoir beaucoup de binationaux. Il faut savoir compter sur eux. Ces gens ont la fibre de la patrie qu’ils connaissent ou de la patrie de leurs parents. Ils ont l’avantage contextuel d’être des binationaux qui peuvent se tourner d’un côté ou de l’autre et ils peuvent beaucoup aider. Ils sont au cœur de la problématique en Afrique et en Afrique de l’Ouest.
Que peuvent faire les diasporas pour l’Afrique en tant que « sixième région » ?
Quand j’étais Premier ministre, j’ai été surpris de recevoir des courriers en très grand nombre de jeunes de la diaspora qui estimaient qu’il y avait peut-être un moment d’espoir pour le Burkina Faso et qui étaient prêts à rentrer.
J’ai reçu beaucoup de demandes de jeunes présents dans de grandes institutions internationales et qui voulaient mettre le pied à l’étrier pour faire la différence pour le Burkina. Cela veut dire que ces jeunes de la diaspora cherchent à s’accrocher à quelque chose, à un espoir, une vision. Quand ils ont cet espoir et cette vision, ils essaient de faire le pont entre l’extérieur et leur pays d’origine et veulent s’assurer que les conditions qu’ils connaissent soient créées dans leur pays d’origine.
@AB