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Entretien Politique

Exclusif : « Le multilatéralisme doit retrouver toute sa dimension »

Exclusif : « Le multilatéralisme doit retrouver toute sa dimension »
  • Publiéoctobre 14, 2022

François Hollande a aiguisé son analyse des relations internationales par son expérience à la tête de la France (2012-2017). Les ambitions des nouvelles puissances le préoccupent mais il garde espoir dans le droit et le partage des cultures.

 

Vous donnez votre diagnostic et votre vision dans Bouleversements. Pour comprendre la nouvelle donne mondiale, édité chez Stock. Comment voyez-vous les options de sortie du conflit en Ukraine ?

J’ai écrit ce livre alors que la guerre en Ukraine venait de commencer. Sept mois plus tard, elle est toujours là sans qu’on puisse savoir comment elle peut se dénouer et s’arrêter.

Je vois deux options. Celle d’abord où la Russie arriverait à sanctuariser les territoires conquis par son armée et à demander une négociation de la même manière que Minsk a été une négociation après l’amputation de territoires ukrainiens qui n’avaient pas été annexés. C’est ce que souhaite Vladimir Poutine et c’est pour cela qu’il a commis cet acte brutal, en violation de toutes les règles internationales, d’annexion de territoires séparatistes.

Il existe une deuxième option : l’aide que l’Occident apporte à l’Ukraine, le courage des Ukrainiens, les sanctions infligées à la Russie et l’isolement politique de Vladimir Poutine le conduisent à renoncer à son opération et à revenir aux frontières qui étaient celles de l’Ukraine avant 2014. Très franchement, je préfère cette seconde option !

Pas simplement pour la souveraineté de l’Ukraine ou pour l’idée que je me fais de la démocratie et de l’ordre du monde. Mais parce que si un coup de force comme celui qu’a engagé Vladimir Poutine dans l’invasion de l’Ukraine devenait un coup de maître, alors l’ensemble de la planète se trouverait déstabilisé. La Chine pourrait elle-même penser qu’elle peut utiliser la force. La Turquie pourrait aussi être tentée de le faire dans le nord de la Syrie. Je ne citerai pas tous les pays qui ont des frontières à rectifier ou des ambitions territoriales !

Au nom même du droit international, et sans que l’on puisse laisser penser que seule l’Ukraine serait au centre de notre intérêt, je suis également préoccupé par ce qui se passe en Éthiopie, en RD Congo, et bien sûr au Sahel.

 

Pourtant, on voit là un cas de figure inédit qui peut déboucher sur quelque chose de très grave. Croyez-vous à cette aggravation de la situation?

Il y a toujours un risque d’escalade. Vladimir Poutine vient encore de mobiliser des dizaines de milliers de personnes envoyées au front et les armes utilisées sont de plus en plus meurtrières. Est-ce que ça peut aller vers des armes de destruction massive ? À un moment, le nucléaire a été brandi mais il faut rester sage, si ce n’est serein. Chacun connaît les règles, et Vladimir Poutine plus que quiconque, de la dissuasion nucléaire. Je ne crois pas à cette hypothèse sans pour autant l’écarter ni la sous-estimer dès lors qu’elle est dite comme possible.

Il est important que la société civile se mette en mouvement mais il faut construire des relations personnelles et politiques avec les États. Ce n’est pas si simple, j’en conviens, quand on fait face à autant d’instabilité et de mouvement, avec une succession de coups d’États au Mali, au Guinée, au Tchad et au Burkina Faso.

Je crois que nous allons rester dans un conflit conventionnel avec des armes de plus en plus sophistiquées et avec des risques comme ceux vus pour la centrale nucléaire du sud de l’Ukraine, où les infrastructures majeures peuvent être détruites. Avec des conséquences graves, que ce soit sur la centrale nucléaire ou des gazoducs.

 

Votre livre énumère un certain nombre de problèmes. Avec une écriture très personnelle, vous donnez la vision de l’homme d’expérience du monde nouveau dans lequel nous entrons. Comment envisagez-vous cette évolution?

 Beaucoup ont pu être frappés de stupeur devant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Alors même que ces phénomènes de constitution et de reconstitution de blocs, d’alliances, et de mises en cause d’un certain nombre de règles internationales sont à l’œuvre depuis dix ans. Les bouleversements ne sont pas simplement ceux des derniers mois mais ils se sont inscrits, à travers des conflits qui n’ont pas été réglés convenablement. À travers la Syrie, ce qui se passe au Sahel, ce que nous avons vécu par des forces d’intervention qui sont restées vingt ans en Afghanistan avec l’échec que l’on connaît. Et avec deux grandes puissances, Chine et Russie, qui sont apparues et ont formé un bloc. Nous verrons jusqu’où va celui-ci et de quelle résistance il est capable.

 

Des empires nouveaux se sont levés. Avec l’Iran avec une volonté de peser dans la région et les pays du Golfe qui se sont reconstitués avec la crise énergétique, ce qui se voit par les décisions de l’OPEP. Et puis bien sûr avec des grands pays comme la Turquie ou l’Inde qui revendiquent leur place dans le concert des nations. Il y a à la fois une logique de blocs qui s’est installée et une multipolarisation du monde qui le rend beaucoup plus difficile à gouverner.

 

Justement, la France a-t-elle aujourd’hui les moyens de tracer une vision pour elle-même et sa place dans le monde ?

La France a toujours pour tradition d’être une nation indépendante, capable de porter les objectifs qui lui paraissent les meilleurs et les plus utiles pour la cause du multilatéralisme. Tout en étant fidèle à ses alliances et notamment à l’Alliance atlantique qui a pris une place nouvelle et une légitimité supplémentaire. Non parce qu’elle l’aurait revendiquée mais simplement parce que face à l’agression russe, il est nécessaire de reconstituer cette organisation.

La France est également un pays leader en Europe. Pour autant, nous voyons bien que si l’Europe a pu réagir de manière cohérente face à ce qui s’est produit en Ukraine, et apporte une aide aux Ukrainiens tout en faisant en sorte de gérer une crise énergétique, elle est aussi traversée par des contradictions. Il faut que la France puisse être, avec l’Allemagne, à l’initiative d’une Europe beaucoup plus concentrée au sein des 27 et capable de porter notamment un projet de défense autonome, tout en étant dans l’Alliance.

 

On observe une reconstitution des blocs. La Russie s’appuie sur la Chine et l’Iran en utilisant des drones iraniens et forme une sorte de camp des régimes autoritaires. De l’autre côté, les États-Unis veulent embrasser toutes les nations en Europe comme en Asie pour faire pièce à la Russie et à la Chine. Quelle est alors la place de la France ?

Je pense qu’elle doit être une puissance d’initiative et dire qu’il y a des sujets qui doivent permettre de former des coalitions. Que faisons-nous vis-à-vis du climat ? Que portons-nous pour l’émergence de l’Afrique ? Qu’offrons-nous pour les biens communs que sont l’eau, l’air et la mer ? Il est très important que la France reste non une puissance d’équilibre à équidistance entre les deux blocs, ce qui n’aurait pas beaucoup de sens, mais qu’elle cherche ce qui unit la planète au-delà de toutes les difficultés que nous rencontrons.

 

Pourquoi cette impression que laisse la France, chez certains, d’un pays en déclassement ?

Aux plans politique et militaire, qui sont parfois inséparables, la France tient son rang. Elle est membre permanent du Conseil de sécurité, dispose de la force de dissuasion et elle a montré qu’elle a des capacités militaires, y compris dans les opérations extérieures.

Là où la France est plus fragile, c’est sur le plan économique. En termes de compétitivité et de présence commerciale, nous sommes loin de ce que peut produire l’Allemagne. Elle est aussi fragile dans sa démocratie intérieure. C’est en ce sens que l’intérieur commande quelques fois l’extérieur. Une nation unie, portée par des valeurs et qui veut être un exemple pour le monde, c’est mieux que d’avoir une extrême droite très forte, une société divisée, des contestations sociales et une difficulté à reconstituer la gauche et la droite, des familles politiques qui ont longtemps structuré notre démocratie. La France est moins contestée par ses positions extérieures, où elle est même attendue, que par ses fragilités intérieures.

 

Lors de votre mandat présidentiel, vous avez été contraint de vous « africaniser », avec l’affaire malienne. Comment voyez-vous aujourd’hui l’Afrique et notamment le Sahel, qui est en feu et qui met le monde en danger ?

J’ai mesuré dès 2013 le danger de cette réalité parce que j’avais répondu à l’appel qui avait été lancé par les chefs d’État d’Afrique de l’Ouest pour venir porter secours à leur population. Cela s’est aggravé pour plusieurs raisons. D’abord, le Mali ne s’est pas organisé pour assurer la sécurité par ses propres forces armées. Les Africains n’ont pas pu – or, c’était l’esprit du G5 Sahel –, constituer une armée africaine qui aurait pu prendre le relais de la France. Les missions des Nations unies, même si elles sont souvent et douloureusement frappées, n’ont pas l’efficacité attendue.

Quand, pendant des années, perdure une présence qui ne règle pas définitivement le problème, c’est-à-dire la présence de groupes djihadistes qui martyrisent une population, vient un moment où la place se fait pour la propagande. Qui a agité cette propagande ? La Russie, comme on le voit au Mali, au Burkina Faso, en Centrafrique et à un moment au Niger. Ce sont des réseaux extrêmement bien organisés avec des partenaires du régime russe, le groupe Wagner, qui sont en fait des auxiliaires. Ils pèsent sur la population et jouent sur le réflexe du refus de la colonisation.

Je veux dire à nos amis africains, qui me connaissent, que lorsque j’ai voulu que la France intervienne au Mali, ce n’était pas pour rechercher un quelconque avantage économique, financier ou politique. C’est parce que j’ai répondu à ce devoir de solidarité. Des soldats français ne sont pas morts pour des mines d’or ou pour des prélèvements sur les ressources du Mali ou des pays voisins. Ils sont morts parce qu’ils voulaient apporter un soutien à des populations qui étaient victimes du terrorisme.

Comment faire maintenant ? La succession des coups d’État est grave. Deux au Mali, deux au Burkina Faso, et à chaque fois pour des intérêts liés à la Russie. Je vois là une forme d’esprit colonial en train de se produire avec une volonté très claire de prendre des ressources de ces pays, quitte à laisser le terrorisme et le djihadisme prospérer. Aussi bien au Mali qu’au Burkina Faso, le djihadisme tue des populations civiles et massacre les innocents.

 

Dès lors, comment réinventer la relation Afrique-France ?

La France fait beaucoup, avec l’Agence française de développement, avec des politiques qui peuvent aussi apporter de l’aide directe ou alléger le fardeau des dettes. Ce qu’il faut, c’est une relation longue, confiante, avec pas simplement les États mais avec les sociétés civiles qui sont beaucoup plus vivantes et actives qu’elles ne sont souvent présentées en Europe, les entreprises, les femmes et les hommes de culture… Comment ignorer la vivacité de la population africaine ?

Sur la grande question du climat et puisque dans quelques jours va s’ouvrir la COP 27 de Charm el-Cheikh, il faut rappeler la promesse de Paris, lors de COP 21 : transférer 100 milliards de dollars aux pays qui souffrent le plus des conséquences climatiques. Ces pays doivent anticiper les investissements de demain et il est très important que cette promesse soit honorée. Il faut que la France puisse être leader de ce que peut être un programme de lutte contre le réchauffement climatique qui soit aussi un programme de développement.

 

Comment reconstruire un nouvel ordre mondial dans un contexte de crise du multilatéralisme ?

L’idéal de l’après Seconde Guerre mondiale, en dépit des blocs et d’une décolonisation qui tardait à venir, était de pouvoir, à travers le Conseil de Sécurité, régler les conflits de la planète et, à travers l’Assemblée générale, porter les objectifs communs. Cette ambition n’a pas été complètement abandonnée et on doit au système de l’ONU d’avoir prévenu et empêché certains conflits. De la même manière, il y a eu heureusement les ODD (Objectifs de développement durable) et la lutte contre le réchauffement climatique.

Aujourd’hui, il est clair que le système onusien est bloqué. L’utilisation des vétos au Conseil de sécurité et sa composition même n’est pas le reflet de la réalité de la planète. Ce sont encore les pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale qui disposent d’un statut de membre permanent. Il faut réformer les Nations unies et pour cela il faut l’accord de ces membres permanents, qui n’iront bien sûr pas dans ce sens. Ce n’est pas possible sauf à faire pression après la guerre en Ukraine selon le futur rapport de force.

Nous sommes tous concernés par le climat, la question de l’eau, les questions de migration ou de santé, la pandémie a montré cela. Sur ces grands enjeux qui nous rassemblent tous, que l’on soit Africain, Européen, Asiatique ou Latino-américain. Toutes les institutions multilatérales qui ont fait leurs preuves, comme l’OMS, l’UNESCO ou les grandes organisations sur le climat, doivent avoir plus de forces et de moyens.

Je pense aussi à la question de la famine et de la malnutrition qui, en Afrique, prennent une dimension supplémentaire à cause de la guerre en Ukraine. Voilà une grande question qui devrait tous nous mobiliser. Il y a ce qui est bloqué et qui le restera tant que nous aurons ces conflits entre puissances. Et il y a ce qui est ouvert, et c’est le rôle de la France de constituer de grandes coalitions pour que ces institutions multilatérales puissent prendre une nouvelle dimension.

 

Vous consacrez un chapitre à la « définition d’une politique étrangère pour la France ». À cet égard, comment construire cette relation avec l’Afrique, la Méditerranée et le Maghreb ?

Cela tient à la position géographique de la France. Elle n’y est pour rien et les Français en sont les héritiers. Elle est située dans une position telle qu’elle est concernée par ce qui se passe à l’Est mais elle regarde vers le Sud. Il ne faudrait pas que ce qui se passe en Ukraine nous fasse oublier la réalité de ce qu’est la crise migratoire en Méditerranée, le rapport avec le Maghreb où sont nos amis les plus proches, et avec l’Afrique en général.

Avec le Maghreb, on connaît hélas les divisions et les situations spécifiques de chacun des pays. Mais il y a des points communs. C’est une population francophone qui a des niveaux d’éducation élevés et qui est prête à participer à des projets communs à tous niveaux. Le Maghreb est un élément essentiel pour la France, à la fois dans la relation avec l’Afrique et aussi pour nos points communs.

Les bouleversements ne sont pas simplement ceux des derniers mois mais ils se sont inscrits, à travers des conflits qui n’ont pas été réglés convenablement. À travers la Syrie, ce qui se passe au Sahel, ce que nous avons vécu par des forces d’intervention qui sont restées vingt ans en Afghanistan avec l’échec que l’on connaît.

La question des visas me semble importante. Nous avions besoin d’avoir ces échanges fréquents avec une partie de la population qui venait pour de courts séjours. Le Maghreb n’a pas compris cette politique, même si chacun connaît les questions d’immigration clandestine qui doivent être réglées, les raccompagnements et les reconduites à la frontière. Deuxièmement, il faut avoir beaucoup plus d’investissements communs avec tous les pays. Cela appelle, de la part des entreprises françaises, des partenariats qui tardent à venir.

Enfin, je citerai la question des matières premières avec le gaz et le pétrole en Algérie, avec le phosphate au Maroc… nous pouvons apporter des transformations. Je crois que cette relation manque de projets alors qu’on devrait en compter beaucoup ; d’autant que nous avons, en plus, cette chance d’avoir, entre une population qui vit en France et celle qui vit là-bas, des cultures communes.

François Hollande répond aux questions de Hichem Ben Yaïche.

 

Quelle est votre appréciation personnelle de la politique menée par Emmanuel Macron ? Est-il sur le bon tempo ?

Je crois qu’Emmanuel Macron a voulu, et c’était une bonne démarche, s’adresser à la société civile et pas simplement aux États ; mais il se trouve que la politique se fait aussi à travers les États. Il est important que la société civile se mette en mouvement mais il faut construire des relations personnelles et politiques avec les États. Ce n’est pas si simple, j’en conviens, quand on fait face à autant d’instabilité et de mouvement, avec une succession de coups d’États au Mali, au Guinée, au Tchad et au Burkina Faso. Alors même que notre objectif était de stabiliser, de démocratiser et justement de faire en sorte que la société civile prenne toute sa place.

Cela va bien au-delà de savoir qui dirige le pays, mais nous devons en appeler au retour aux formes de démocratie et ne pas envisager de coopération poussée avec des régimes qui sont venus par la force.

 

Pour conclure, quelle est la vocation de votre Fondation et comment vous projetez-vous à travers son action ?

L’idée est d’abord franco-française. Il y a beaucoup d’initiatives et d’engagement de la part de la société civile, d’associations, de l’économie sociale et solidaire qui inventent, innovent et portent des projets. Pourquoi ne pas avoir aussi cette vocation pour l’Afrique où il se passe en réalité tant de choses ? Sur le plan économique bien sûr, mais aussi sur le plan de l’innovation sociale, de l’utilisation des technologies. Il faut absolument appuyer ces innovations, lever des moyens et c’est là que c’est parfois le plus compliqué. Mais des entreprises sont prêtes à s’investir pour les soutenir.

 

Vous semblez être dans la position de celui qui aime donner sa vision du monde. Avez-vous une volonté de peser en matière de conseil ou d’intermédiation pour valoriser cette expérience du pouvoir ?

Je ne pense pas que les anciens présidents puissent devenir des agents diplomatiques au service de leur pays ou même du monde ! Ils ont, d’une certaine façon, fait leur temps sur le plan de l’action, sauf à vouloir revenir dans la vie politique…

En revanche, et je considère que c’est mon propre devoir, ils peuvent transmettre leur propre expérience. Dire ce qu’ils ont vu lorsqu’ils étaient aux responsabilités, ce qu’ils peuvent anticiper, et fournir des idées. Ensuite, aux gouvernants de les reprendre et aux citoyens de s’y intéresser.

Entretien avec Hichem Ben Yaïche (avec la collaboration de Nicolas Bouchet)

@NA

Écrit par
Hichem Ben Yaïche

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