La grande voix du zouk Jocelyne Béroard demeure un pivot artistique et lyrique incontournable de la scène antillaise. Elle revient sur son parcours et celui de Kassav’, détaillé dans sa biographie Loin de l’amer.
Comment êtes-vous arrivée dans la musique ?
J’ai étudié la musique classique dès le plus jeune âge ; j’aimais chanter les chansons traditionnelles de chez nous en plus des variétés internationales que l’on entendait à la radio. Je n’avais pas prévu d’être chanteuse, mais la vie en a décidé autrement ! J’ai commencé en dilettante comme choriste, puis ai chanté du jazz dans les pianos-bars et puis j’ai eu la chance d’intégrer Kassav’.
Pourquoi ce groupe ?
J’aimais ce qu’ils faisaient. L’envie de créer avec eux s’est manifestée dès que j’ai entendu leur premier album. Mêler les rythmes traditionnels et en faire une modernité a toujours été mon rêve. Ils me le proposaient. J’ai dû y penser très fort. Ils m’ont appelée !
Nous avons osé mettre notre musique sur scène au lieu de ne rester que dans la salle de bal, nous avons osé faire le Zénith, Bercy, le Stade de France et bien d’autres scènes. Aujourd’hui, nos enfants peuvent rêver d’en être aussi capables.
Vous avez bouclé le Chawa tour en fin 2022 avec douze musiciens sur scène. Pourquoi est important pour vous d’aller à la rencontre du public en solo après un si long moment ?
Le Chawa Tour n’est pas bouclé ! Je reste ouverte à toute proposition et il y en a à l’horizon ; l’aventure ne fait que commencer. En fait, il s’agit de ma quatrième série de concert en solo. Kassav’ a toujours laissé cette liberté à tous ses membres, tant que cela n’empiète pas sur le programme du groupe. D’ailleurs, au départ, permettre à chacun de s’exprimer en solo était une stratégie pour installer le style musical. Nous l’avons toujours fait tout en sachant que chaque chose retentit sur Kassav’, donc nous sommes condamnés à toujours bien faire.

Jacob Desvarieux, disparu en 2021, fut pour vous non seulement un ami mais un mentor, quelle a été votre relation amicale et ou musicale ?
Chaque membre du groupe est devenu un frère ou une sœur. J’ai plus souvent vécu avec eux qu’avec ma famille. La relation était donc fraternelle ou amicale, et surtout professionnelle, sans plus. C’était la règle et je pense que c’était très bien, je n’ai aucune frustration par rapport à cela. Jacob plaisantait souvent en disant que j’étais son gagne-pain. On se chamaillait régulièrement car nous n’étions pas toujours d’accord sur plein de choses mais on s’entendait dès qu’il s’agissait du groupe, même s’il fallait discuter et argumenter souvent. Il savait écouter et entendre ce que je disais et j’en faisais de même, cela nous a enrichis. Nous étions « délégués » aux interviews et nous nous complétions sans problème.
Certes, sa perte fut très violente. Mais après avoir perdu mes parents et plein d’amis, je me suis habituée à l’idée que la mort vient souvent sans avertir. Il faut savoir accepter ce que l’on ne peut changer. Bien sûr, concernant le groupe, je sais la lourdeur de cette perte, mais, je pense qu’il est là, et que je dois – en fait, nous devons –, continuer à ne pas le décevoir. Donc, je fais comme d’habitude, j’avance et tâche de garder cette rigueur et l’amour de bien faire qui nous habite depuis que nous sommes un groupe.
En 2023 vous donnez rendez-vous aux Parisiens pour rendre hommage à Jacob Desvarieux. Qu’avez-vous prévu ?
Je ne sais pas comment cela se passera car nous sommes en plein dans la réflexion. Où le faire ? Comment ? Avec ou sans invité ? Il est important de le célébrer, de faire en sorte qu’on ne l’oublie pas, que sa musique et son génie soient connus et perdurent.
Si on vous dit : « Siwo, Ou lé, Zouk-la Sé Sel Médikaman Nou ni, Soleil, Bel Kréati, Mové jou », à quoi pensez-vous ?
Vous citez- là les gros tubes de Kassav’. Ce sont les incontournables que nous devons jouer à chaque concert…
Vous êtes la première femme double disque d’or en 1987 aux Antilles. Quel était votre état d’esprit devant un tel succès ?
J’étais heureuse d’être au niveau des autres chanteurs du groupe. Lorsque j’ai intégré Kassav’, j’avais la connaissance de la scène car j’avais déjà chanté avec d’immenses stars, en tant que choriste. Je savais comment me tenir et équilibrer ma voix à celles des autres. Mais les autres du groupe avaient l’habitude de composer et arranger des morceaux. Leurs disques avaient du succès. Il fallait que le mien soit à la hauteur. De plus, à l’époque, les femmes n’avaient guère la cote question discographique. J’étais donc comblée et ai eu la sensation de mériter ma place dans ce groupe. La porte était enfin ouverte aux femmes et beaucoup se sont mises à chanter.
Vous avez également joué plusieurs rôles au cinéma et à la télévision et même emporté le Trophée Timi’s de la meilleure actrice Afrique-Antilles pour votre rôle dans le film Siménon. Que représente cette intrusion au cinéma dans votre parcours ?
Euzhan Palcy nous a proposé de faire un film sur l’histoire de Kassav’. Nous ne pouvions pas refuser. Cela m’a beaucoup plu, davantage que les garçons, d’ailleurs ! Déjà, au lycée, je faisais du théâtre avec des amies, pour m’amuser. J’aimais déclamer, j’aimais la comédie. J’avais sans doute des prédispositions, d’ailleurs je dis toujours qu’un texte de chanson doit être ressenti comme une histoire qu’on raconte à un autre qui doit y croire. Le cinéma, c’est un peu cela, entrer dans la peau du personnage et convaincre le spectateur que ce que l’on dit est ressenti. Les trophées sont en général des récompenses, méritées ou pas, et qui font plaisir. Mais la vraie récompense est en premier celle du public qui vient encore vous écouter et vous dire qu’il vous aime.
En 2020, vous recevez une autre récompense, la distinction d’Officier de l’ordre des Arts et des Lettres ? Que représente pour vous cette distinction ?
C’est pareil. Cela fait bien sur son CV ! Mais une décoration ne paie pas votre loyer et ne vous remplit pas la page blanche lorsque vous cherchez l’inspiration. Certes, la reconnaissance fait plaisir bien sûr, lorsqu’on pense qu’on la mérite… Pourtant, la véritable reconnaissance est lorsque les portes ne restent pas fermées avec des prétextes sans fondements. Et encore une fois, importe davantage la reconnaissance de ceux pour lesquels vous chantez.
Pourquoi éprouver le besoin de publier votre biographie, en 2022, (Loin de l’amer, aux Cherche midi éditeur) ?
J’ai toujours jugé qu’il serait intéressant de raconter tout ce que nous avons vécu, nos combats, nos victoires, nos erreurs, nos déceptions mais surtout, notre envie de gagner. Lorsqu’un artiste disparaît, ce que l’on suppose qu’il était, alimente les pages. Plusieurs articles ou livres ont déjà été écrits par des journalistes, des musicologues ou autres, c’est souvent une synthèse de ce qu’ils ressentent à l’écoute de notre musique ou des échanges qu’ils ont eus avec nous. Ils ne sont pas dans l’erreur mais ce n’est pas notre histoire.
Dans ce livre, je raconte ma vie qui se fond dans celle de Kassav’’. Je suis la seule à savoir ce que j’ai ressenti dans ce parcours. De plus il était important de faire l’état des lieux sans jugement, et cela pour mieux comprendre le contexte dans lequel nous étions, qui a poussé ce groupe d’individus tellement différents à faire corps et changer la donne. On utilise souvent le terme « légendaire » pour parler d’artistes… mais nos vies sont des vies d’êtres humains normaux, des gens qui rêvent et partagent leurs rêves. La vie de Kassav’’ est turbulente, amusante et suffisamment riche pour être racontée.
Mété rev-ou a wotè syel, si’w lé gannyé (« Élève tes rêves, si tu veux gagner ») est le leitmotiv de votre livre. Celui-ci vous permet-il d’élever vos rêves ?
C’est aux autres que je m’adresse. Transmission, expérience partagée. C’est parce que mes rêves sont élevés que j’ai pu écrire ce livre pas le contraire, alors je continue à les garder en hauteur.
Je ne sais pas ce que ce livre sera capable de réveiller chez les autres, c’est à eux de le dire. L’écrire était devenu nécessaire, nous avions tellement peu parlé de nous, de ce que nous vivions au quotidien, qu’il était indispensable que les enfants de chez nous sachent qu’on n’a rien sans effort et sans rêve. Cette histoire est une transmission, oui. D’abord parce que nous n’avons que très peu de livres écrits par nos artistes d’avant, sinon des biographies osées par d’autres musicologues ou pas, après leur départ. Une chose est certaine, nous avons eus de nombreux artistes talentueux chez nous qui ont été limités souvent pour des raisons multiples. Sans les juger, Kassav’ a décidé de ne pas se limiter.
Cette porte est fermée, cherche celle qui est ouverte ! Si tu as le talent et la persévérance, si tu ne fais pas ce métier pour la gloire uniquement, mais parce que c’est une passion que tu as développée par l’apprentissage. Si tu es sincère, il y a toujours une porte qui peut s’ouvrir. Et lorsqu’elle s’ouvre, ce n’est pas pour toi uniquement, alors prépare l’espace pour tous ceux qui te regardent. Nous avons osé mettre notre musique sur scène au lieu de ne rester que dans la salle de bal, nous avons osé faire le Zénith, Bercy, le Stade de France et bien d’autres scènes. Aujourd’hui, nos enfants peuvent rêver d’en être aussi capables.
Quels sont vos projets musicaux ou rédactionnels à long terme ?
Je prendrai quelques vacances nécessaires pour y réfléchir… en dehors de l’hommage à Jacob, j’ai de multiples projets qu’il me faut canaliser ou trier avant d’en parler.
Jocelyne Béroard (en collaboration avec Bertrand Dicale)
Loin de l’amer
Éditions Le Cherche Midi
Prix : 22 euros ; édition numérique : 13 euros.
@NA