Aya Cissoko poursuit sa quête de transmission des cultures et des valeurs des femmes noires africaines vivant hors du continent, entre sa mère et sa fille. C’est à cette dernière qu’elle s’adresse dans Au nom de tous les tiens, considérant qu’on ne peut rien construire pour demain sans connaître le passé.
Qui est Aya Cissoko et quel est son parcours ?
Je suis la fille de Massiré Dansira et Sagui Cissoko, tous deux nés au Mali, pays souverain de l’Afrique de l’Ouest et ancienne colonie française. Si je dois être rattachée à un espace géographique précis, ce serait Ménilmontant dans le XXème arrondissement de Paris où ma vie s’est articulée pendant près de trente-cinq ans. Dès l’enfance, mon statut de noire, de femme noire, née au sein de la classe laborieuse m’a précocement et brutalement été rappelé. Depuis lors, ma stratégie de survie a consisté à tenter d’amoindrir les effets et les conséquences qu’une société française structurellement inégalitaire a sur mon existence. La pratique de la boxe et l’écriture font partie de ces espaces d’expression qui m’ont permis de ne pas m’abîmer moi-même ou celles et ceux qui m’entouraient.
Dans Au nom de tous les tiens, vous adressez une lettre ouverte à votre fille.
Parce que nous sommes tous amenés à partir et qu’il y avait chez moi cette nécessité de laisser une trace matérielle de celles et ceux qui ont existé : faire vivre les morts dans la mémoire des vivants. Donner ma version de l’histoire, de l’histoire familiale. Dire à ma fille qu’elle n’est pas l’enfant de rien ni de personne car je suis convaincue qu’un enfant marche sur ses deux pieds quand il sait d’où il vient, ce(ux) qui le constitue(nt). Ma fille appartient à une histoire, à une filiation. Lui dire aussi qu’il lui revient de se choisir ses héroïnes et ses héros. Et ceux-ci ne sont pas forcément celles et ceux qu’on lui donnera à voir ou à entendre.
À l’avenir, je fais le vœu que les noms d’Antigone et Massiré Dansira cohabitent dans les dissertations de nos enfants.
Justement, votre livre qui rend hommage à votre mère, Massiré Dansira. Quelle place particulière occupait-elle dans votre vie ?
Parce que je lui dois la vie, tout d’abord. Parce qu’elle fut une figure sacrificielle, une figure de résistance dans l’adversité. C’est une femme qui avait fait du danbé (« la dignité »), un corset pour tenir bon, pour ne pas flancher. Elle n’avait de cesse de répéter une phrase que je reprends dorénavant à mon compte : « Personne ne doit me manquer de respect ! » Le respect devait être réciproque. Tu me respectes, je te respecte. Il ne reste plus que la dignité pour ceux qui ne sont rien dans la hiérarchie des hommes.
Le racisme n’épargne pas notre sphère intime, il influe sur tous les pans de notre vie, il impacte notre santé mentale… D’où l’importance de s’octroyer des respirations dans des espaces où d’autres individus vivent les mêmes expériences que nous et avec lesquels, on peut être soi-même, lâcher prise, se réparer.
Un « Oui, Monsieur ! Oui, Madame ! » témoigne d’une position hiérarchique mais n’est en aucun cas une preuve de soumission. Il s’agit avant tout d’une stratégie de survie. Pour elle, d’abord. Puis pour nous, ses enfants. Car « cela fait longtemps que je serais morte si vous n’étiez pas là » comme elle avait coutume de le dire.
Il y avait aussi le souhait de lui dire : « mama, j’ai compris ! » , tu t’es acquitté avec succès de ton devoir de transmission.
Quels sont les fondamentaux que votre mère vous a transmis et que vous jugez aujourd’hui bon de transmettre à votre enfant ?
L’esprit critique ! La vérité ne sera pas forcément dans ce qu’on te donnera à voir ou à entendre. D’où l’importance de se taire, observer, écouter, prendre le temps. Massiré Dansira connaissait sa valeur, elle avait une haute estime d’elle-même. Survivre dans un contexte hostile n’a jamais ébranlé cette conscience qu’elle avait d’elle-même. C’est cette construction narcissique qui lui permettait de garder la tête haute en toutes circonstances, puis de faire pour les autres. Il me revient en tant que mère de participer à la construction narcissique de ma fille. Lui apprendre ce qui est juste ou pas. Lui donner une véritable conscience de l’autre, dans sa diversité, sa complexité. Il y a les livres mais aussi la vérité du terrain. La connaissance acquise dans les livres est importante mais elle ne vaut pas grand-chose sans les interactions humaines sur le terrain. Le terrain ne ment pas.
Cet ouvrage revêt également une couleur politique, une politique de revendication qui redonne toute sa place aux vies invisibilisées…
Il est politique dans le sens où c’est une femme, noire, issue des classes laborieuses qui prend la plume. Politique car j’ai décidé de raconter des vies singulières, le quotidien de ces hommes et femmes, leurs luttes, les résistances déployées quotidiennement. Et ce, depuis plus de dix ans. Politique car je raconte aussi les « Autres », comme j’appelle les « Blancs » dans le livre. J’en fais un objet d’étude. Les « Autres » sont une donnée importante de l’équation et la résolution de notre problème ne peut se faire sans eux.
Et le choix de les appeler les « Autres » n’est pas anodin. J’en fais volontairement une masse indifférenciée et je les place à la marge. Leur avis ne compte pas !
Politique aussi, à partir du moment où je décide de donner des titres bambaras à mes deux premiers livres : Danbé et N’ba. Où dans le second ouvrage, le bambara cohabite avec le français tout du long. Se faisant, j’impose le bambara comme langue littéraire. Je romps avec le postulat selon lequel ma langue maternelle ne compte pas. Parce que la langue est un des leviers de la domination. Mais elle est aussi celle du réconfort : le bambara me rattache à ma mère, c’est sa voix que j’entends quand je la fais parler dans N’ba.
Si j’attache autant d’importance aux histoires de ma famille, c’est aussi parce que je suis le dernier témoin entre celles et ceux qui sont nés au Mali et celles et ceux nés en France. Tout du moins, la seule en capacité d’écrire cette histoire. Autrement, l’histoire se perd : ces hommes et femmes n’ont plus d’existence.
En quittant les pays d’origines, nombreux prennent le risque de mourir sans sépulture, ils ne sont plus rien. Les écrire, c’est échapper à cette entreprise des barbares, des dominants, qui consiste à nous effacer, à nous réduire à rien, à nier nos existences. Ce fut le cas pendant la traite négrière et la Shoah. Les victimes n’avaient plus de noms.
C’est pourquoi, je n’ai de cesse de dire, répéter, faire résonner les noms de : Massiré Dansira, Sagui Cissoko, Massou Cissoko, Moussa Cissoko. Et ceux de tous les autres. Ils ont existé !
Mes livres sont éminemment politiques. Derrière une apparente simplicité, de nombreux sujets sont abordés. Le sous-texte a son importance.
Votre fille, à qui ces écrits sont adressés, est entourée de deux cultures, celle de résistants aux colons au Mali et de Juifs ashkénazes, déportés à Auschwitz… Y voyez-vous un message particulier ?
Elle incarne la suite d’hommes et de femmes qui ont survécu au pire : la destruction, l’anéantissement… Son existence, la mienne, sont le résultat des sacrifices, des résistances, des luttes de nos aïeux. Ils ont continué à vivre, à construire sur des ruines, en investissant dans le temps présent. A chaque jour suffit sa peine !
Le monde est vieux mais l’avenir sort du passé.
La France refuse obstinément de faire face à son passé usant d’un argument fallacieux qui serait celui de l’universalisme. Comme le dit très justement l’universitaire Mame-Fatou Niang, l’« universalisme, s’il n’est qu’un privilège de l’ancienneté, n’est qu’un communautarisme de la majorité ». Il s’agit dorénavant de penser un universalisme à la mesure du monde.
Il est impossible de soigner sans faire la genèse de la maladie. Le racisme s’inscrit dans un contexte historique et l’avènement du capitalisme. La domination et la destruction des corps non blancs, l’appropriation des terres et la volonté d’effacement des cultures de ces femmes, hommes et enfants, a permis d’asseoir la domination de l’Occident sur le reste du monde. Les corps non blancs continuent à en payer le prix fort.
On ne peut penser ou construire aujourd’hui et demain sans apprendre du passé. C’est un non-sens ! Sans compter que la crise environnementale nous oblige à penser le monde, le rapport aux vivants autrement.
Je veux souligner également que cette mémoire permet de nous prémunir du pire. L’histoire peut se répéter dans un contexte où les démocraties occidentales sont affaiblies par les puissances d’argent, les nationalismes, une crise économique… Il faut que tous les hommes restent des hommes ! Qu’un homme en vaille un autre, peu importe qui il est et d’où il vient. C’est la seule façon de nous prémunir de la barbarie.
Votre maman vous disait souvent, écrivez-vous, « N’oublie pas que tu es noire. » Des années plus tard, c’est le tour de la mère de votre petit ami qui dit de vous « Elle est quand même noire-noire ! » Quelle lecture faites-vous de ces deux événements ?
Nos parents nous aiment. Ils veulent nous protéger le plus longtemps possible. Mais ma mère comprend rapidement que l’insouciance n’est pas pour nous, c’est un luxe que ses enfants ne peuvent pas se permettre. Massiré Dansira m’enjoint de rester sur mes gardes tout le temps et en toutes circonstances. La salve vient le plus souvent quand on s’y attend le mien.
Le racisme n’épargne pas notre sphère intime, il influe sur tous les pans de notre vie, il impacte notre santé mentale… Sans répit ni trêve. D’où l’importance de s’octroyer des respirations dans des espaces où d’autres individus vivent les mêmes expériences que nous et avec lesquels, on peut être soi-même, lâcher prise, se réparer.
Et si on voulait faire le résumé de vos écrits, que pourrait-on dire concrètement ?
Développez votre esprit critique !
De son vivant, je n’ai eu de cesse de demander à ma mère, Massiré Dansira : « c’est quoi le Danbé ? » Ce à quoi elle se contentait de me répondre : « Réfléchis, le Danbé, c’est très important ! » En revanche, elle n’a eu de cesse de semer des éléments de réponses pour me guider… Tout ça pour dire qu’il revient à chacun de prendre (ou pas) ce qu’il veut dans mes écrits. Quand un livre sort, il n’appartient plus à son auteur.
Photo de titre : © @thomdek
@NA
1 Commentaire
Hi
I am keen read for your magazine, but I want you to send me some cultural stories and I pay you per stories.
I want to hear from you soon.
Thank you.