Le grand saut vers le libre-échange avec l’Europe?

Après un lancement timide, les négociations sur le traité de libéralisation Aleca, entre la Tunisie et l’Union européenne, vont s’intensifier. Le risque pour le pays est de se transformer en satellite économique de l’Europe et de fragiliser des pans entiers de son économie.
Tunis, Mathieu Galtier
Après quatre rounds d’observations, l’Union européenne et la Tunisie sont enfin prêtes à entrer dans le vif du sujet sur l’Aleca (Accord de libre-échange complet et approfondi), dont les discussions avaient débuté en octobre 2015.
Seulement, les deux partenaires-adversaires veulent imposer leur rythme : rapide pour l’UE ; lent pour la Tunisie, dont les élections présidentielles et législatives prévues à l’automne n’incitent pas à la précipitation.
Fatma Oueslati, en charge de dessiner les contours de l’Aleca au nom de son négociateur en chef, le ministre des Transports, Hichem Ben Ahmed, rappelle à chaque occasion que « c’est à la Tunisie d’imposer son calendrier» et que « les discussions de fond n’ont pas commencé».
À ce stade, elle refuse d’entrer dans les détails préférant attendre le résultat des rapports commandés sur les sujets sensibles.
L’Union européenne se veut rassurante. La Tunisie ne représente que 0,5 % du commerce européen, conquérir commercialement le pays n’est donc pas une priorité. L’Aleca prévoit, outre l’asymétrie, la possibilité d’exclure certains marchés sensibles, notamment dans le domaine agricole.
L’Aleca vise à libéraliser tous les pans de l’économie encore protégés, comme l’agriculture et les services, en supprimant la majeure partie des droits de douane, mais aussi, et surtout, en harmonisant les normes juridiques, sanitaires, industrielles, etc., sur les standards européens.
Ce dernier point, connu comme les mesures non tarifaires (MNT), effraient tant le fossé est important entre les contraintes imposées par la Tunisie et celles de l’UE. Les Tunisiens gardent également en tête les négociations ratées de l’accord de libre-échange de 1995.
Avec 78 % de ses exportations à destination de l’Europe, la Tunisie a, certes, réussi à pénétrer le marché des 500 millions de consommateurs européens, mais sa balance commerciale demeure déficitaire (-1,7 milliard d’euros en 2017). Pis, la croissance industrielle a chuté passant de 5,9 % (1986-1995) à 4,5 % (1995-2010).
Les impacts de l’Aleca sont sujets à controverse. Côté verre à moitié plein, l’Itceq (Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives) estime que le pays peut espérer une croissance annuelle de 5,4 %, alors qu’elle a atteint péniblement 2,5 % en 2018.
Un résultat à considérer avec précaution : l’étude prend pour année de référence 2010, occultant la crise économique post-révolution et se base sur le modèle d’équilibre général calculable contesté par d’autres économistes.
Une agriculture bousculée
Côté verre à moitié vide, on trouve la Fondation autrichienne pour la recherche en développement : selon l’OEFSE, le texte éroderait le revenu national dans la plupart des cas.
Si la Tunisie opte pour la solution maximale, c’est-à-dire la suppression des droits de douane couplée à l’adoption des mesures non tarifaires, la destruction de richesse atteindrait 1,46 % du PIB. La baisse ne serait que de 0,52 % si les obstacles tarifaires étaient levés des deux côtés.
Seul scénario positif, celui de l’asymétrie dans lequel l’UE uniquement lèverait les contraintes douanières. Dans ce cas, le PIB réel tunisien pourrait gagner 0,34 %.
Cette possibilité est mise en avant par les négociateurs européens, pour qui il est possible d’envisager une période de dix à quinze ans durant laquelle les produits tunisiens auront un libre accès au marché européen, sans que la réciproque ne soit vraie. Un garde-fou suffisant pour protéger les secteurs les plus fragiles ?
« Le premier risque c’est que l’agriculture tunisienne se résume à l’exportation d’huile d’olive, de dattes et éventuellement d’agrumes qui sont des secteurs bien préparés. Mais que vont devenir les filières du lait, de la viande, des céréales où on doit importer ?
Quid des problèmes structurels comme le vieillissement des agriculteurs, le morcellement des terres et le manque d’équipements ? L’Aleca devrait être l’occasion de repenser une agriculture durable, mais il peut aussi accélérer son effondrement », prévient Karim Daoud, responsable du syndicat agricole Synagri.