Des passeurs de mémoire

Orients Éditions réédite deux ouvrages importants dans la compréhension du monde moderne, de la relation entre l’Orient, l’Occident, et l’Afrique, et leurs croyances. Deux ouvrages qui relatent un monde moins manichéen, à redécouvrir.
Par B.B.
Le salafisme est la mouvance de l’islam la plus connue du grand public, que ce soit du fait de la politique d’influence religieuse de l’Arabie Saoudite ou de l’importance des mouvements djihadistes qui s’en revendiquent.
Les mots de la beauté
Si le salafisme repose sur une lecture littérale des textes de l’Islam, le soufisme, au contraire, prône une approche ésotérique de la religion, un cheminement spirituel pour s’extraire du sens apparent du Coran et y trouver un sens caché, le batin.
L’amour tient un rôle central dans cette doctrine comme le montre le célèbre Traité de l’amour d’Ibn Arabi, qui date du xiiie siècle. L’amour éternel de Dieu serait ainsi à l’origine de la création du monde. Au commencement n’était pas le verbe mais l’amour !
Au bout du compte, cet ouvrage est caractéristique de l’oeuvre de Dominique Baudis car elle illustre les échanges entre l’Orient et l’Occident : la Chrétienté, venue d’Orient est devenue la norme religieuse de l’Occident et le concept de nation, venu d’Occident, est devenu la valeur phare du système politique libanais.
Si le sentiment amoureux a une puissance démiurgique, il est également le but de l’existence de l’homme. Toutefois, cet objectif reste une quête. Chacun doit chercher le sens caché de l’amour à travers les indices du quotidien et, en s’extirpant des apparences, y déceler l’essence même de la spiritualité musulmane.
Face à ce mystère du soufisme, le poète persan Cheref Eddin Rami a apporté sa réponse au xive siècle, après, dit-on, avoir vu dans une rue la silhouette de l’élue de son coeur.
Il a composé un ouvrage, le Confident des amoureux, qui cherche à codifier la beauté et donc le chemin vers la connaissance de Dieu à travers le corps de la femme. Il a divisé ce dernier en dix-neuf parties dont certaines semblent évidentes, comme les yeux, et d’autres sont plus déconcertantes, à l’image du duvet.
Chacune de ces parties est ensuite déclinée en une série de mots qui forment un dictionnaire de la beauté féminine. On y trouve des métaphores d’une originalité hors du commun ou même des mots oubliés comme «éphélide », terme savant qui sert à décrire les grains de beauté.
De sublimes vers persans de l’époque illustrent également chaque formule, même si l’on peut regretter que certains auteurs soient restés anonymes.
Le livre publié par Orients Éditions est surtout un livre d’art. Composé uniquement de blanc et d’un bleu profond, ce très bel ouvrage ressemble à une ville des bords de la Méditerranée dont il reprend les couleurs.
Ce jeu de coloris et de texture est important car le texte est mis en valeur par de magnifiques calligraphies en filigrane qui sont l’oeuvre du grand maître irakien, Ghani Alani.
Cet artiste qui incarne l’école de calligraphie de Bagdad a notamment reçu deux ijazé, distinction suprême de son art qu’il n’est normalement possible d’avoir qu’une seule fois. Si l’ouvrage est trop dense pour être lu d’un trait, la richesse du travail, la beauté des poèmes et l’élégance des calligraphies sont un appel à lire et relire les pages de ce livre. Pour peut-être, à l’image de la doctrine soufi, en découvrir le sens profond et caché.
La passion des chrétiens du Liban
Depuis 2014, on voit apparaître en guise de soutien aux Chrétiens d’Orient une lettre arabe – – accolée à certains pseudonymes ou publications sur l’Internet. Il s’agit d’un noun, le symbole utilisé par Daesh pour marquer les maisons chrétiennes dans les territoires qu’ils occupaient en Irak et en Syrie.
Car si le Proche et Moyen-Orient sont la terre d’origine des trois monothéismes et donc du christianisme, les exactions commises contre les Chrétiens d’Orient y sont encore aujourd’hui nombreuses et leur exil tragique.
Dans cette région, les trois religions vivent pourtant côte à côte dans un pays, le Liban. Celui-ci est même marqué par la présence de dix-neuf groupes religieux dont certains n’existent nulle part ailleurs, comme les Maronites ou les Druzes.
C’est également là qu’a débuté la carrière de journaliste de Dominique Baudis. Il y a été correspondant et journaliste pendant plusieurs années avant de s’engager en politique. C’est dans ce cadre qu’il a assisté, le 13 avril 1975, aux premiers coups de feu d’une guerre civile qui allait déchirer le Liban pendant plusieurs années.
C’est ce contexte d’affrontement entre Chrétiens et Musulmans qui a inspiré à Dominique Baudis l’idée de son premier ouvrage, la Passion des Chrétiens du Liban, écrit en 1979 et qui est aujourd’hui republié par Orients Éditions dans une version actualisée.
Si cet ouvrage réédité quarante ans après sa première parution garde toute sa pertinence, c’est qu’il permet de voir la terrible répétition des événements dans la région ainsi que le rôle des puissances étrangères dans la politique libanaise.
L’ouvrage est d’ailleurs organisé en deux grandes parties : la première sur les massacres qu’ont subis les Chrétiens en 1860 et la seconde sur le chemin qui a mené le pays à l’indépendance. Cet essai est également augmenté d’une préface éclairante qui analyse le chemin parcouru depuis 1979. Elle a été écrite par le journaliste et politologue franco-libanais Antoine Sfeir peu avant sa disparition.
Dans un style enlevé et accessible, Dominique Baudis parvient à nous faire revivre les événements historiques qui ont marqué le pays. Si l’ouvrage est si prenant, c’est aussi parce qu’il mêle l’histoire officielle à l’histoire vécue, depuis les grandes vagues de fond géopolitique jusqu’aux terribles massacres relatés en direct.
En effet, les archives consulaires lui ont permis de s’appuyer sur un « témoin oculaire », le TO, qui devient presque le narrateur de l’ouvrage et donne un aperçu sans intermédiaire des événements.
Au bout du compte, cet ouvrage est caractéristique de l’oeuvre de Dominique Baudis car elle illustre les échanges entre l’Orient et l’Occident : la Chrétienté, venue d’Orient est devenue la norme religieuse de l’Occident et le concept de nation, venu d’Occident, est devenu la valeur phare du système politique libanais. Un système basé sur la religion qui peut sembler instable mais qui reste la clé de voûte du pays depuis 1943.