Les mutations du marché des engrais

Tant du côté de l’offre que de la demande, le marché mondial de l’engrais accélère sa mutation, dans une conjoncture troublée. En Afrique, l’Arabie saoudite et le Maroc, avec OCP, dominent le marché mais de nouveaux acteurs apparaissent.
Depuis 2020, le fonctionnement du marché des engrais, indispensable à la sécurité alimentaire, connaît de nombreuses perturbations. La crise Covid-19, les sanctions européennes sur les exportations biélorusses de potasse, les restrictions à l’exportation de la Chine et de la Russie, etc. ont exacerbé les tensions sur ce marché et conduit à une forte envolée des prix, dont le pic a été atteint à la mi-2022.
Face à ces perturbations, les pays importateurs ont adopté des stratégies différentes, relève une étude du cabinet GSA (Global Sovereign Advisory). Certains ont d’abord profité de cette nouvelle donne pour importer davantage d’engrais en provenance de Russie, premier exportateur mondial dont les ventes à l’international ont été résilientes, et ainsi bénéficier de prix réduits. C’est par exemple le cas de l’Inde. Le Brésil, premier importateur mondial, a quant à lui préféré diversifier ses sources d’approvisionnement tout en accélérant les projets visant à produire lui-même ses engrais.
OCP a longtemps défendu la construction de gigantesques usines d’engrais. Pragmatique, le groupe marocain favorise désormais la construction d’unités de blending, moins coûteuses et permettant de s’adapter rapidement aux besoins des agriculteurs.
Outre le Canada, d’autres exportateurs essaient de tirer leur épingle du jeu. En Afrique par exemple, l’Arabie saoudite et le Maroc montent en puissance. « Dans ce contexte de plus grande rareté des approvisionnements, de plus en plus de pays pourraient être tentés à l’avenir de développer leur propre filière de production d’engrais plus naturels et moins polluants. »
La répartition géographique de la production dans le monde est dictée par plusieurs considérations : celle d’azote par l’économie de l’énergie et les politiques gouvernementales, tandis que la production de potasse et de phosphate est liée à la présence de gisements minéraux.
L’agriculture dépend ainsi principalement des engrais phosphatés, des engrais potassiques et des engrais azotés. Cette dernière catégorie, fabriquée à partir de gaz par une synthèse de l’ammoniaque, est la plus produite et la plus utilisée par les cultivateurs. D’après la FAO, en 2019, les engrais minéraux étaient constitués à 59,6% d’engrais azotés, à 20,7% d’engrais phosphatés et à 19,7% d’engrais potassés. Ces trois grandes familles de produits ne sont pas nécessairement en concurrence directe, ni substituables.
La Russie domine toujours le marché mondial
Depuis plusieurs décennies, la demande, la production et l’utilisation des engrais connaissent une hausse constante. Cette tendance devrait se poursuivre dans les années à venir. En dépit de l’impact environnemental des engrais, les États s’attellent à sécuriser leurs approvisionnements et ont pleinement conscience du caractère essentiel et stratégique de ces intrants, dont ils sont désormais dépendants. Sur ce point, les experts détaillent l’exemple du Sri Lanka qui, on le sait, a mal négocié son tournant « 100% biologique » et a vu sa production agricole s’effondrer.
Le marché des engrais est dominé par la Russie, qui représentait 16% des exportations mondiales en 2020, suivie du Canada (13%) et de la Chine (11%). Le Maroc représente 4,5% du marché des engrais, dont 22% pour les seuls engrais phosphatés, à égalité avec la Chine.
L’Arabie saoudite conforte son leadership en Afrique de l’Est et australe. Acteur longtemps secondaire (12e exportateur en 2011), l’Arabie saoudite s’est hissée à la sixième place mondiale du marché des engrais en 2021. Contrôlé par Saudi Aramco, SABIC Agri-Nutrients produit des bases d’urée et d’ammoniac (dérivés du gaz), tandis que Ma’aden, propriété du fonds souverain Public Investment Fund, fabrique des engrais phosphatés grâce aux minerais extraits de sa mine d’Al Jalamid. Et les deux groupes détiennent ensemble les deux grandes usines d’engrais d’Arabie saoudite.
Si les principaux clients de l’Arabie saoudite restent l’Inde et le Bangladesh, suivis des grandes puissances agricoles (Brésil, Etats-Unis, Australie, Thaïlande), c’est l’Afrique qui concentre les espoirs et les efforts de développement du pays, observe GSA. Sept pays de l’Est et du sud du continent figurent déjà dans le Top 20 des importateurs d’engrais saoudiens, Afrique du Sud en tête (201 millions $ d’importations en 2021).
Pour conforter cette percée africaine, Ma’aden comme Sabic ont entrepris d’y développer leurs propres réseaux de distribution. Implanté de longue date dans la Corne de l’Afrique et au Kenya via des importateurs partenaires, Ma’aden a acquis en 2019 85% des parts de Meridian. Domicilié à Maurice, ce groupe est fortement implanté au Mozambique, au Zimbabwe, en Zambie et au Malawi, où il revendique entre 35% et 65% de parts de marché.
Pour alimenter ce bassin, Ma’aden a inauguré fin 2021 un terminal d’ensachage à Liwonde (Malawi). Or, ce pays et ses trois voisins comptent parmi les pays d’Afrique les plus exposés à la crise des engrais, signale Africa Fertilizer Watch.
OCP, une stratégie pragmatique
SABIC s’est lui aussi doté d’un puissant réseau commercial, par son rapprochement avec ETG Inputs Holdco, implanté dans une vingtaine de pays. Ses marques sont commercialisées en Afrique de l’Est et australe, mais aussi au Nigeria, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Cameroun.
Dans le reste de l’Afrique, le groupe OCP navigue « entre impératifs diplomatiques et pragmatisme commercial », jugent les experts de GSA.
Premier fournisseur d’engrais d’Afrique et quatrième exportateur mondial, OCP est le premier pourvoyeur de devises du Maroc, et est aussi un atout diplomatique majeur du Royaume.
En juillet 2022, le groupe a décidé la mise à disposition de 550 000 tonnes d’engrais aux pays d’Afrique (180 000 tonnes sous forme de dons, le reste à tarif réduit) soit, selon ses estimations, 16% de la consommation africaine annuelle. Quelque 92 000 tonnes de dons ont déjà été mobilisées.

Allié de longue date, le Sénégal a reçu un don de 15 000 tonnes (plus 10 000 tonnes à tarif préférentiel) en octobre 2022. Quelque 2 000 tonnes ont aussi été offertes, au Gabon lors de la rencontre entre le souverain et le président Ali Bongo le 15 février 2023.
Pour autant, les nouveaux partenaires de Rabat qui ont été servis en priorité. Le Rwanda, avec lequel les relations se sont considérablement renforcées depuis la visite de Mohammed VI en 2016. Puis l’Éthiopie. Là, c’est la logique commerciale qui prime : OCP a érigé ce potentiel futur champion agricole au rang de marché stratégique. Totalement absente d’Éthiopie jusqu’à 2010, OCP assure désormais, selon les années, 60% à 90% de ses importations d’engrais annuelles, mais le groupe craint d’y être bousculé par ses challengers saoudiens SABIC et Ma’aden.
Ce pragmatisme commercial guide aussi la nouvelle politique d’implantations d’unités industrielles de OCP sur le continent. Le groupe y a longtemps défendu la construction de gigantesques usines d’engrais, par exemple au Nigeria et en Éthiopie, où deux projets avaient été annoncés en 2016. Sept ans plus tard, ceux-ci restent à l’état d’esquisse. En Éthiopie, OCP se heurte à la situation politico-sécuritaire, et est tributaire d’une très hypothétique exploitation des ressources de gaz nationales. Et au Nigeria, son partenaire initial, Dangote, a fait cavalier seul et inauguré, en mars 2022, une usine d’engrais azotés.
Le groupe OCP favorise désormais la construction d’unités de blending, moins coûteuses et permettant de s’adapter rapidement aux besoins des agriculteurs. Après l’inauguration de la première unité à Kaduna (Nigeria) en octobre, le groupe marocain prévoit l’inauguration d’une dizaine d’autres sur le continent courant 2023 : deux autres au Nigeria, deux en Éthiopie, et trois au Rwanda, au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Un site doit aussi voir le jour à Dar Es Salaam, qui alimentera la Tanzanie et toute la sous-région, a-t-on appris en janvier 2023.
@AB