Habib Bourguiba est la Tunisie incarnée
Le journaliste et chercheur Francis Ghiles revient sur la personnalité et le parcours de l’ancien président Bourguiba, qui reste, 31 ans après son éviction du pouvoir, une référence incontournable pour la Tunisie moderne.
Par Francis Ghiles
Alors que je quittais, en juillet 1976, le palais présidentiel, au coeur du pouvoir en Tunisie depuis la fondation de Carthage il y a 2 800 ans, Mustapha Masmoudi, secrétaire d’État à l’Information, et Chedli Klibi, chef de cabinet du Président, ont exigé que je leur remette les notes que j’avais prises lors de mon entretien avec le président Habib Bourguiba.
Ses critiques sévères à l’adresse des milices chrétiennes libanaises qui assiégeaient le camp palestinien de Tel al-Zaatar (« La colline du Thym ») à Beyrouth étaient jugées « inappropriées » : deux hauts responsables censuraient leur Président !
À contrecoeur, je me suis plié à leur demande, mais cet incident mineur a donné au jeune journaliste que j’étais alors un aperçu des tentatives de l’entourage de Bourguiba de contrôler un homme de plus en plus malade. Cette emprise allait troubler les dix dernières années de sa présidence avant qu’il ne soit brusquement évincé lors d’un « coup d’État médical » organisé par son successeur Zine el-Abidine Ben Ali.
Le Bourguiba que j’ai rencontré était âgé de 74 ans, fragile, mais très lucide : l’écouter parler pendant une heure dans son bureau était un peu comme suivre un cours sur l’Histoire récente de l’Afrique du Nord. Une photo de l’ancien Premier ministre français, Pierre Mendès-France, symbole de la gauche française pendant les trente ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, reposait sur son bureau, rappelant les efforts de « PMF » pour permettre au protectorat d’alors de devenir autonome en 1954 et d’éviter la guerre, comme cela s’est produit en Algérie avec le refus de la France de quitter ce pays. En ce matin de juillet, malgré sa fragilité, Bourguiba semblait l’incarnation du Moudjahed el Akbar, – le « Combattant suprême » – comme il se dénommait, l’homme qui a libéré son pays du joug colonial.
Treize ans plus tard, alors que j’étais correspondant du Financial Times pour l’Afrique du Nord, je me suis entretenu avec son successeur, Zine el-Abidine Ben Ali. « Comment l’as-tu trouvé ? », m’a demandé l’un de mes amis, Fadhel Khelil, quelques heures plus tard. « Il me fait penser à un petit escroc», ai-je répondu, après quoi le Gouverneur de Sfax m’a prié de me taire.
Une forte stature internationale
En 1989, Tunis était sur la voie de devenir un État policier beaucoup plus répressif qu’il ne l’avait jamais été sous son premier Président. Quand Bourguiba est mort, au bout de douze ans d’assignation à résidence à Monastir, sa ville natale, des années pendant lesquelles il ne fut autorisé à recevoir presque aucun visiteur hors de son cercle familial, Ben Ali lui a refusé des funérailles d’État auxquelles se seraient rendus de nombreux chefs d’État étrangers, craignant que la foule ne le hue et manifeste trop ouvertement son chagrin. Les Tunisiens ne lui ont jamais pardonné sa mesquinerie.
Les dernières années au pouvoir d’Habib Bourguiba ont été marquées par la mégalomanie du Président, les luttes intestines entre des membres de l’establishment et une dérive du gouvernement.
En janvier 1984, le gouvernement double le prix du pain avant de revenir sur sa décision une semaine plus tard après de violentes émeutes. La police et des groupes islamistes de l’opposition participent à des combats de rue de plus en plus violents à Tunis.