L’IA peut-elle remédier au déficit commercial agricole ?

L’Intelligence artificielle semble un outil prometteur pour l’agriculture africaine, car elle permet de remédier aux déséquilibres commerciaux et d’améliorer la productivité. Elle est au cœur de l’activité de diverses start-up africaines.
La majorité des pays africains perdent chaque année des milliards de dollars en devises en raison des importations de denrées alimentaires. En 2022, 38 pays avaient une balance commerciale négative pour les produits agricoles, l’Algérie, l’Égypte, le Nigeria, le Maroc et l’Angola étant en tête du classement avec plus de 3 milliards $ perdus au cours de l’année. Le déséquilibre commercial pèse sur la santé budgétaire des pays.
Les perturbations et chocs subis par l’Afrique ces derniers mois ont coïncidé un développement sans précédent dans le domaine de l’intelligence artificielle. On considère que l’utilisation de l’IA dans presque tous les secteurs, y compris l’agriculture, est un puissant facteur d’amélioration de la productivité. Pour autant, l’IA peut-elle aider à l’augmentation de la production de denrées alimentaires en Afrique et réduire les déséquilibres commerciaux ?
L’IA peut aussi être librement développée par ceux qui nuisent au secteur agricole africain, ce qui fait planer la menace d’une aggravation des déséquilibres commerciaux.
En 2021 – donc avant le battage médiatique autour de l’IA –, Daphney-Stavroula Zois, professeur d’ingénierie électrique et informatique à l’Université d’État de New York à Albany, collaborait déjà avec l’ONG Agri-Web pour aider les petits exploitants agricoles du Ghana à élaborer de meilleurs modèles de prévision des rendements de leurs cultures grâce à l’intelligence artificielle. Attention, « il existe de nombreuses autres utilisations de l’intelligence artificielle », précise-t-elle.
« Les exemples incluent, mais ne sont pas limités à, prédire les quantités de récoltes, fournir des conseils sur l’irrigation, quand, où et quoi planter, à quel prix ils devraient vendre leurs produits et à qui, ainsi que prédire les sécheresses et d’autres événements majeurs qui peuvent affecter les activités agricoles », poursuit Daphney-Stavroula Zois.
Son projet est l’un des trente financés par Google dans le cadre de son programme « AI for Social Good », une initiative visant à soutenir les avancées scientifiques pour les communautés qui bénéficient rarement de l’IA.
Parmi ses autres projets, citons le développement d’une application smartphone pour le diagnostic des maladies en Ouganda et d’un modèle permettant de contrôler la qualité des prairies et d’estimer les prix du marché local au Kenya.
Un appui dans la mondialisation des marchés
Les concepteurs de technologies qui se sont déjà révélées utiles pour les agriculteurs envisagent également l’IA pour améliorer leurs services. L’organisation de développement mondial Global Communities, basée aux États-Unis, a mis au point une application appelée « Afriscout », qui fournit aux éleveurs semi-nomades des cartes numérisées personnalisées des zones de pâturage traditionnelles, superposées à des informations sur la végétation obtenues par satellite, afin d’améliorer la prise de décision en matière de migration.
Les éleveurs qui utilisent les cartes d’Afriscout ont augmenté leur richesse de plus de 4 600 $ en deux ans, par rapport à ceux qui n’avaient pas accès à ce service, prétend la société. Qui souhaite tirer parti de l’IA « pour optimiser les plans de pâturage en fonction de la santé des terres et des troupeaux ».
Pour Daphney-Stavroula, « une utilisation judicieuse de l’IA peut certainement aider les agriculteurs à résoudre les problèmes à court et à long terme liés aux activités agricoles ; elle peut également les guider dans la mondialisation des marchés ».
Les récents développements en matière d’IA amènent les plus optimistes à juger qu’une solution évolutive dans le secteur agricole africain pourrait apparaître dans les années à venir. Toutefois, l’adoption à grande échelle par les agriculteurs reste un objectif lointain.
« La question la plus difficile est celle de l’accès aux infrastructures et de la qualité des données », explique Daphney-Stavroula Zois. « Les algorithmes d’IA de pointe actuels dépendent de données de haute qualité et de l’accès à l’infrastructure… mais la collecte de ces données et leur traitement avec l’infrastructure disponible sont prohibitifs en raison du coût. »
En effet, les modèles d’IA les plus performants sont très gourmands en données. Tout d’abord, un modèle est « formé » à l’aide de données étiquetées. Par exemple, si l’on dispose d’un nombre suffisant de photographies étiquetées de cultures de manioc malades, on peut apprendre aux systèmes informatiques à distinguer les images de cultures infectées de celles de cultures saines. Le modèle est ensuite évalué sur un ensemble de données inédites, appelé « ensemble de test » ou « ensemble de validation ».
Quelques jeunes pousses africaines
Tout cela demande beaucoup de ressources, qui ne sont disponibles que pour les entreprises disposant d’un important financement en capital-risque, par exemple. OpenAI, la société à l’origine de ChatGPT, a reçu en 2015 un financement initial d’un milliard $ de la part d’investisseurs tels qu’Amazon et Elon Musk, ce qui lui a permis de rémunérer les meilleurs chercheurs en IA.
Selon la base de données de capital-risque Pitchbook, près de la moitié du financement des startups d’IA et d’apprentissage automatique dans le monde au cours des trois premiers mois de 2023 – soit environ 11,1 milliards de dollars – est allée à des entreprises de la Silicon Valley.
En revanche, les start-up africaines axées sur l’IA ont levé un montant cumulé de 255 millions $ de dollars depuis 2020 ; InstaDeep, basée en Tunisie, représentant la moitié de ce montant. La part des start-up axées sur l’agriculture est encore plus limitée, malgré la récente réussite de la startup kényane Amini, spécialisée dans les technologies climatiques, qui a levé 2 millions $ lors d’un tour de financement de pré-amorçage auprès d’un investisseur en capital-risque basé dans l’UE. Amini a développé une plateforme d’agrégation de données pour aider les entreprises du secteur alimentaire et des boissons en Afrique à prendre des décisions éclairées en matière de production.
Amini collecte de précieuses données climatiques
D’autres start-up sur le continent s’appuient sur des algorithmes existants pour développer des solutions pour les agriculteurs.
Rural Farmers Hub, basé à Abuja, qui a reçu un investissement de départ de 200 000 $ l’année dernière, fournit aux agriculteurs des services de conseil guidés par l’imagerie à distance par satellite.
« La solution actuelle que nous utilisons est formée à partir de données d’imagerie satellitaire (ces données sont disponibles en plusieurs bandes et sont appelées données multispectrales). En fonction de ce qui est surveillé, nous pouvons sélectionner des bandes spécifiques ou combiner plusieurs bandes (en obtenant un rapport de bandes) : c’est ce qu’on appelle aussi l’extraction de caractéristiques », explique Isah Abdul-Azeez, ingénieur en apprentissage automatique au Rural Farmers Hub.
Le diable est dans l’IA
« En interne, nous avons mené des recherches approfondies sur l’imagerie satellite (à différentes profondeurs) et sur les liaisons micro-ondes ; ces produits sont encore en cours d’élaboration. » L’ingénieur utilise principalement des ensembles de données disponibles en libre accès.
Farmingtech, basée au Kenya, utilise également l’innovation en matière d’IA avec un budget limité. La start-up, qui a obtenu en février 2023 une subvention de 500 000 $ de l’ONG Heifer International, a intégré un outil d’IA dans son application « DigiCow », dans le but d’accroître la productivité des producteurs laitiers.
L’« IA nous permet de comprendre la structure des troupeaux dans les différents endroits, les nouveaux ajouts et les décès, ce qui nous aide à faire des prévisions sur des éléments clés tels que la production de lait attendue », explique Ronnie Kimani, directeur régional des ventes chez DigiCow.
Si des start-up telles que DigiCow et Rural Farmers Hub parviennent à réunir suffisamment d’argent pour construire leur propre algorithme, certains observateurs jugent que l’IA pourrait avoir des conséquences négatives. « Plusieurs acteurs dans le système peuvent malicieusement tirer parti de l’IA pour guider les prix du marché et au-delà », prévient Daphney-Stavroula Zois.
« Si les systèmes d’IA sont susceptibles d’être attaqués, par exemple en altérant les données utilisées pour former le modèle, il sera très facile de rendre les systèmes d’IA sujets à des erreurs. Celles-ci se traduiront à leur tour par des erreurs de prédiction susceptibles de donner des indications erronées aux agriculteurs, ce qui perturbera les activités agricoles et bien d’autres choses encore. »

D’autres problèmes structurels, tels que les relations de pouvoir entre les pays, ne peuvent être résolus uniquement à l’aide d’outils de haute technologie.
Par exemple, un problème décrié depuis longtemps par les observateurs économiques du continent est l’impossibilité pour les agriculteurs africains de concurrencer l’agriculture subventionnée par le Nord. L’Union européenne consacre un tiers de son budget aux subventions agricoles, ce qui permet à ses agriculteurs d’exporter des produits bon marché aux consommateurs africains.
L’IA peut être librement développée par ceux qui nuisent indirectement au secteur agricole africain, ce qui fait planer la menace d’une aggravation des déséquilibres commerciaux pour les pays du continent à l’avenir. L’« IA peut très facilement s’inspirer du comportement humain et en copier tous les mauvais traits », avertit Daphney-Stavroula Zois.
@AB