x
Close
African Business

L’Égypte a-t-elle intérêt à privatiser le canal de Suez ?

L’Égypte a-t-elle intérêt à privatiser le canal de Suez ?
  • Publiéoctobre 17, 2023

Depuis sa nationalisation en 1956, le canal de Suez constitue pour l’Égypte une riche source de revenus ainsi qu’un motif de fierté nationale. Les difficultés économiques actuelles du pays pourraient-elles conduire à une privatisation ?

 

Dans la soirée du 26 juillet 1956, le président égyptien Gamal Abdel Nasser a nationalisé le canal de Suez, jusque-là détenu principalement par des actionnaires britanniques et français. « Ce soir, je prends le contrôle de la société au nom du peuple égyptien… Nous allons récupérer les profits que cette société impérialiste, cet État dans l’État, a réalisés pendant que nous mourrions de faim », proclamait-il dans un discours prononcé à Alexandrie.

Cette annonce a suscité la joie de la foule. Nasser promet que les 100 millions de dollars de recettes annuelles provenant de la taxation du passage des navires internationaux par cette voie d’eau stratégique égyptienne seront désormais utilisés pour construire un barrage à Assouan, une étape cruciale dans l’industrialisation du pays.

En décembre 2022, le parlement égyptien a approuvé une modification de la loi permettant à l’Autorité du canal de Suez de créer un fonds par l’intermédiaire duquel elle peut vendre ou louer certains de ses actifs.

Depuis lors, le canal a non seulement joué un rôle important dans le développement économique de l’Égypte moderne, mais il a également symbolisé l’autodétermination du pays. Cependant, près de sept décennies après la célèbre proclamation de Nasser, la crise économique de plus en plus grave que traverse l’Égypte pourrait-elle menacer le contrôle du Caire sur cette infrastructure vitale ?

Les difficultés économiques de l’Égypte sont profondément enracinées, mais elles se sont aggravées depuis 2020. Ancien général de l’armée, Abdel Fattah al-Sissi a permis à l’économie nationale de l’Égypte d’être dominée par les militaires.

Or, les forces armées égyptiennes sont souvent chargées de projets d’infrastructure et d’activités économiques civiles qui relèveraient normalement du secteur privé. Le président Sissi et les administrations précédentes ont également fait preuve d’une prédilection pour les « éléphants blancs », des projets de vanité de plusieurs milliards de dollars qui ne servent pas à grand-chose, si ce n’est à endetter encore plus le Caire.

Ces problèmes de longue date ont toutefois atteint leur paroxysme lors de la pandémie. Les revenus du tourisme ont chuté pendant deux ans, contribuant au passage à une grave pénurie de devises, notamment de dollars.

 

Les attraits de la privatisation

C’est en partie à cause de cette pénurie, ainsi que de la hausse des taux d’intérêt au niveau mondial, de l’appréciation du dollar et de la baisse de la livre égyptienne, que Le Caire a eu plus de mal à assurer le service de sa dette souveraine. Officiellement, la dette nationale de l’Égypte s’élevait à 169,5 milliards $ à la fin du mois de décembre 2022, bien que l’on soupçonne que le chiffre réel soit beaucoup plus élevé.

Abdel Fattah al Sissi dirige l'Égypte depuis 2014
Abdel Fattah al Sissi dirige l’Égypte depuis 2014

 

Cette année, la livre égyptienne a atteint des niveaux historiquement bas par rapport au dollar. Étant donné que le pays enregistre également un déficit commercial, les prix des produits de première nécessité ont augmenté, l’inflation atteignant désormais plus de 30 %. En résumé, Le Caire est confronté à une crise économique fondamentale sous de multiples angles.

C’est dans ce contexte que des rumeurs ont émergé selon lesquelles le gouvernement égyptien pourrait être tenté de privatiser le canal de Suez, c’est-à-dire de vendre le bail à un soumissionnaire étranger. The Economist a récemment évalué un bail de 99 ans pour le canal à environ 1 000 milliards $ ; une énorme somme qui pourrait s’avérer tentante pour un gouvernement qui s’efforce de se sortir d’un marasme économique.

Pierre Boussel, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique à Paris, estime que « les enjeux économiques et politiques de la privatisation du canal de Suez sont tels que le président Sissi ne prendra pas de décision hâtive. Il est pleinement conscient de la dimension symbolique et donc sensible de la question. »

Si Pierre Boussel estime que « la privatisation totale est très peu probable », il pense que « certaines activités portuaires pourraient être confiées à des acteurs privés, comme des sociétés de logistique, de désensablement et d’entretien ».

Même une privatisation partielle du canal de Suez serait significative, en termes géopolitiques et économiques. Le canal de Suez est d’une importance stratégique cruciale : c’est la seule voie qui relie les eaux européennes à la mer d’Arabie, il représente 12 % du commerce mondial et environ 10 % des échanges quotidiens de pétrole par voie maritime. Plus de 20 000 navires empruntent le canal chaque année, ce qui lui confère un rôle clé dans la connexion des marchés de matières premières africains, asiatiques et européens.

Pierre Boussel estime que les avantages stratégiques offerts par la possession du canal pourraient en faire un investissement intéressant pour la Chine, si l’occasion se présentait. Il explique à African Business que « les Chinois seront sans doute les plus pressés et les moins regardants sur le montant de la facture, car Pékin veut sécuriser sa route de la soie et mettre la main sur les principaux goulets d’étranglement de la planète, tels que les canaux et les détroits ».

 

Un aimant stratégique

Parmi les autres acheteurs potentiels figurent les alliés de l’Égypte dans le Golfe, riches en pétrole. Selon notre chercheur français, si le canal de Suez devait être privatisé, la vente inclurait probablement une série de pays différents. « Pour l’Égypte, un consortium d’acheteurs serait plus rassurant parce qu’il serait moins monolithique » ; ce qui signifie que Le Caire serait mieux placé pour exercer un leadership politique sur le canal.

Néanmoins, la privatisation du canal de Suez ne manquerait pas de faire froncer les sourcils – et comporterait des risques géopolitiques. « Si Pékin mettait la main sur le canal de Suez, qu’adviendrait-il de son trafic en cas de conflit avec Taïwan ? Et si les Russes obtenaient une minorité de blocage dans le portefeuille d’actions ? Le président Poutine ne serait-il pas tenté d’utiliser le canal de Suez pour contrer les sanctions occidentales ? », interroge Pierre Boussel. Selon qui : « Toutes ces questions sans réponse ne sont pas très rassurantes pour le commerce maritime mondial. »

Cela dit, une vente du canal de Suez reste hypothétique, malgré la situation économique difficile dans laquelle se trouve le Caire. Mathias Althoff, vice-directeur des investissements chez Tundra Fonder, estime que cette démarche « semble très spéculative et, même si l’on tient compte de la tension que subit l’Égypte, je la considère comme extrêmement improbable ». Le canal de Suez est une source cruciale de dollars pour l’Égypte et y renoncer ne ferait qu’exacerber sa crise de change. « En 2022, les recettes en dollars du canal se sont élevées à 8 milliards $. »

 

Les dénégations du gouvernement

Selon le chercheur, « il existe de meilleures options. Le pays a beaucoup d’autres actifs à vendre ou à louer et il devrait en faire une priorité pour réduire l’implication du gouvernement et de l’armée dans l’économie. Les infrastructures clés ne devraient pas être sur la table à ce stade ».

D’ailleurs, le gouvernement égyptien a toujours nié avoir l’intention de vendre le canal de Suez, le président Sissi les qualifiant de « mensonges ». Toutefois, en décembre 2022, le parlement égyptien a approuvé une modification de la loi permettant à l’Autorité du canal de Suez (SCA) de créer un fonds par l’intermédiaire duquel elle peut vendre ou louer certains de ses actifs. Cela a fait craindre à l’Égypte que le gouvernement et la SCA ne soient disposés à vendre des participations dans le canal à des gouvernements ou entités étrangers.

Le cabinet égyptien a nié que le fonds était une porte dérobée pour vendre le canal, et le président de la SCA, Osama Rabie, a également déclaré que le canal de Suez n’« était pas à vendre ».

Si la vente du canal de Suez, partielle ou totale, est encore loin, il semble que le gouvernement égyptien soit plus ouvert à l’implication étrangère dans le canal que par le passé. Sur le plan économique, nous l’avons vu, la question se pose.

Cela étant, savoir s’il serait politiquement possible pour un gouvernement égyptien de survivre à une tentative de privatisation du canal de Suez, compte tenu de son importance stratégique et symbolique, est une autre question.

@AB

Écrit par
Harry Clynch

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *